POURQUOI, en France, l’américanisation a-t-elle rencontré plus d’obstacles qu’ailleurs, avant de finalement s’imposer, fût-ce de manière parcellaire ? La question, ne pouvait qu’intéresser l’historien américain Richard Kuisel, qui, il y a treize ans, avait publié une remarquable étude sur les relations entre le capitalisme et l’Etat en France (1). Son nouvel ouvrage s’efforce donc d’y répondre, mélange étrange de conclusions pénétrantes et de propos caricaturaux, d’évocations passionnantes et de parti pris polémiques (2).
L’un des mérites du livre solidement documenté de Richard Kuisel est de nous rappeler que les analystes français des Etats-Unis les plus en vogue ont en général réfléchi des regards peu amènes sur leur propre pays : dynamisme économique insuffisant (Jean-Jacques Servan-Schreiber), rigidités administratives (Michel Crozier), conformisme culturel (Edgar Morin). Leur remède ? Se moderniser - s’américaniser - pour ne pas devenir américain...
Mais Richard Kuisel va beaucoup plus loin que ces Français séduits par les Etats-Unis. Donnant la preuve de sa propre disposition à l’ethnocentrisme, il ne parvient pas à apprécier sans malveillance la volonté française d’indépendance. Pour lui, il ne s’agirait là que d’une vieillerie idéologique, d’une marque d’ingratitude ("le peuple libéré excommunie ses libérateurs") , d’une « jalousie devant les succès économiques » des Etats-Unis, d’une crispation identitaire prélude à la xénophobie antimaghrébine d’aujourd’hui. Sa définition de l’anti-américanisme en devient tellement extravagante qu’on la relit pour y chercher, en vain, une quelconque trace d’ironie. Ainsi, de Gaulle aurait été « anti-américain » parce que, à la fois, « sentimentalement éloigné de l’American way of life » et disposé à « se battre sans relâche pour mettre un terme à un ordre international construit par et pour l’Amérique »...
Des facéties typographiques ajoutent au sentiment de parti-pris : le syndicat Force ouvrière, créé grâce aux subsides américains, est - sans doute pour bien le distinguer de la CGT - qualifié de syndicat libre sans guillemets alors que ceux-ci retrouvent tout leur usage pour qualifier d’ « impérialiste » la guerre - américaine - du Vietnam. Des événements historiques (accords Blum-Byrnes en 1946, départ des ministres communistes en 1947) sont interprétés avec tant de bienveillance pour les Etats-Unis que la suspicion s’installe. Enfin, venant d’un auteur de cette qualité, la facilité consistant à assimiler les propos « anti-américains » des intellectuels français à une mode née à Saint-Germain-des-Prés est un peu surprenante.
Toutefois, sur des sujets comme l’aide Marshall, les missions d’étude françaises aux Etats-Unis, les investissements américains en Europe, la rupture progressive en France de l’assimilation entre américanisation et société de consommation, les informations apportées par Richard Kuisel sont aussi précieuses que subtiles. Et que dire des pages passionnantes consacrées à l’installation de Coca-Cola en France, à cette guerre de cinq ans (1948-1953) lors de laquelle Parti communiste, producteurs de vins et ministère des finances se retrouvent, côte à côte, contre la multinationale, l’ambassade des Etats-Unis et une presse américaine qui associe aussitôt la lutte contre le marxisme aux vertus de Coca-Cola : « Les sombres principes de la révolution peuvent être débattus autour d’une bouteille de vodka ou, à la rigueur, de whisky. Mais il est impossible d’imaginer que deux révolutionnaires commanderaient des verres de Coca pour célébrer l’effondrement du capitalisme. » Désormais, la firme d’Atlanta dort tranquille.