Holocauste

Une version américaine

Par Eric Conan et , publié le

Dans un livre choc, l'historien Peter Novick explique comment, des décennies après le génocide des juifs, les Etats-Unis s'en sont approprié la mémoire. Une réflexion qui éclaire les débats récents, y compris en Europe, autour de la Shoah

une version américaine

"Il y a quelques années, à Atlanta, devait être présenté un documentaire sur les survivants de l'Holocauste. Il fallait donc imaginer une affiche pour la projection. A cette fin, on avait besoin d'un visage de survivant. Les survivants étaient nombreux à Atlanta, mais aucun d'eux n'avait le ''look du survivant'', si bien que l'on recruta un juif du coin et de la bonne classe d'âge, mais qui avait passé la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique avec l'Army Air Corps. Son visage, expliqua-t-on, ''illustrerait mieux l'esprit de la projection''." 

Ce genre d'anecdotes fourmillent dans le livre bulldozer - L'Holocauste dans la vie américaine (Gallimard) - de Peter Novick. Alors que l'obsession du génocide culmine dans la vie culturelle de l'Occident sous la forme des réparations morales - les repentances politiques - ou financières - l'indemnisation des victimes - cet ouvrage joue les trouble-mémoire avec une liberté peu courante. Car, sur ces questions, le double langage règne trop souvent. Si, en public, une langue de bois mémorielle s'impose, en privé militants et responsables d'associations juives ne tarissent pas de propos inquiets, ou sévères, sur telle revendication, excessive, telle déclaration, maladroite, ou telle initiative, déplacée. Peter Novick, historien à l'université de Chicago, lâche tout, et le résultat est dévastateur pour ceux qu'il appelle les "professionnels à plein-temps du génocide", qui, selon lui, ont essaimé par "milliers" aux Etats-Unis et agissent souvent au détriment des derniers survivants, traités avec désinvolture ou indifférence. Peter Novick se place donc à contre-courant en proposant une histoire de l' "instrumentalisation" du génocide aux Etats-Unis: une "américanisation de l'Holocauste" lui semble servir moins à honorer la mémoire des victimes historiques du drame juif qu'à satisfaire les besoins symboliques de la société américaine actuelle. 

Avec cette fausse naïveté coutumière des bons universitaires américains, Peter Novick a commencé par se poser quelques questions simples. "Pourquoi le génocide a-t-il pris dans les années 90 une telle place aux Etats-Unis, alors qu'il a eu lieu à plusieurs milliers de kilomètres des côtes américaines et que les survivants et leurs descendants ne constituent qu'une infime part de la population juive américaine?" "Est-ce un phénomène aussi souhaitable que la plupart des gens paraissent le croire?" Et enfin: "Est-ce bon pour les juifs?" 

Etablissant une décapante chronologie de cette "mémoire", Peter Novick montre qu'il ne s'agit pas d'un "retour du refoulé", tel qu'a pu le connaître la France. Le judéocide n'avait pas, à l'époque, préoccupé les Américains. En 1945, les juifs américains eux-mêmes savaient ce qui était arrivé à plusieurs millions de juifs d'Europe, mais cela faisait pour eux partie des horreurs de la guerre, dont le fait dominant était la mort de 50 millions de personnes. Parmi lesquelles 300 000 boys. Ce silence sur la dimension antijuive du nazisme était même encouragé par les organisations juives américaines. A l'époque, l'American Jewish Committee (Comité juif américain) était par exemple hostile à la création d'un mémorial de l'Holocauste à New York parce qu'il ne lui semblait pas "dans l'intérêt de la communauté juive" de perpétuer "la faiblesse et le manque de défense du peuple juif". Peter Novick constate que les juifs américains considèrent alors la mémoire du génocide comme "inappropriée, inutile, voire nuisible" et la guerre froide accentua cette discrétion: l'Allemagne était devenue une alliée démocratique face à l'Est. 

Les échos donnés au procès Eichmann à Jérusalem, en 1961, constituèrent les premiers signes publics d'une "présence" du génocide dans la vie américaine. Mais il faudra attendre 1973 et le choc de la guerre de Kippour - la découverte de la fragilité d'Israël - pour que commence à s'installer une "mémoire de l'Holocauste" reconstituée de toutes pièces. Pourquoi? Peter Novick répond en sa "double qualité de juif et d'Américain": parce que le génocide représente un "symbole consensuel" utile aux Américains, qu'ils soient juifs ou non. Pour les premiers, cette mémoire offre un marqueur identitaire. La plupart des juifs américains n'ont plus de croyances religieuses, l'augmentation des mariages mixtes affaiblit la "continuité juive" et leur sionisme n'est que "superficiel" et "abstrait" - "la plupart ne sont jamais allés en Israël, ne donnent pas grand-chose à ce pays et le connaissent encore moins". L'Holocauste, devenu le "seul dénominateur commun de l'identité juive américaine de la fin du XXe siècle", sert ainsi à "différencier les juifs américains des autres Américains". Une "religion de substitution" s'est mise en place, comme l'illustre l'évolution des bar-mitsva et des bat-mitsva, au cours desquelles l'enfant est de plus en plus souvent "jumelé" avec une jeune victime de l'Holocauste qui n'a pas vécu assez longtemps pour cette cérémonie. 

Mais Peter Novick montre aussi que cet usage identitaire de la mémoire va de pair avec un usage national flattant le manichéisme puritain américain. En érigeant le génocide en "crime européen" dont l'Allemagne n'aurait été qu'un acteur parmi d'autres - comme l'a montré récemment la violence des attaques contre la France, la Suisse et la Suède - l'Amérique fait coup double. D'une part, elle se range ainsi parmi les innocents des drames du XXe siècle; d'autre part, l'immensité du crime de l'extermination, rappelée en permanence, permet d'oublier les siens: "L'affirmation répétée suivant laquelle, quoi que les Etats-Unis aient fait aux Noirs, aux indigènes d'Amérique, aux Vietnamiens ou à d'autres, cela fait pâle figure en comparaison de l'Holocauste est à la fois une évidence et une manoeuvre dilatoire", estime Peter Novick. Dans les grandes villes américaines, les musées de l'Holocauste, dotés de gros moyens, se sont multipliés, dont celui de Washington, financé par l'Etat fédéral, mais les propositions de musée de l'esclavage n'ont jamais abouti... "Il me semble que la fiction selon laquelle l'Holocauste est un souvenir américain a pour effet de dévaluer la notion de responsabilité historique, estime Peter Novick. [...] Tandis que regarder en face, et sérieusement, l'histoire de centaines d'années d'asservissement et d'oppression des Noirs pourrait se révéler coûteux pour les Américains, la considération de l'Holocauste est quasi gratuite: quelques larmes à bon compte." 

Une course à la victimisation
Les Américains ont donc eux aussi la mémoire courte. La démonstration de Peter Novick ne peut trouver meilleure illustration que le long et difficile combat de Raul Hilberg. A 75 ans, le pionnier de l'histoire du génocide des juifs d'Europe vient de publier ce qu'il annonce comme son "dernier livre": Holocauste: les sources de l'Histoire (Gallimard). Une leçon de méthode. Car lui aussi se méfie des distorsions de la mémoire, dont il a beaucoup souffert depuis cinquante ans. 

En 1939, Raul Hilberg a 13 ans quand, avec ses parents, il fuit l'Autriche pour se réfugier aux Etats-Unis. Dès ses 18 ans, il s'engage et débarque en Europe en 1944. Parlant allemand, il sera l'interprète d'interrogatoires de prisonniers nazis à l'époque où il apprend que la majeure partie de sa famille a été assassinée dans les camps. A son retour, inscrit à l'université Columbia, il se lance dans une thèse sur le génocide, qu'il soutient en 1952. Mais ce thème suscite alors peu d'attention, au point de compromettre définitivement sa carrière. Columbia renonce à publier son travail à la suite de l'avis négatif de Yad Vashem, le centre de la mémoire israélien, parce qu'elle évoque le rôle controversé des Judenräte (conseils juifs). Le jeune historien passera de longues années à solliciter les éditeurs américains, qui répondent que cette question n'intéresse plus personne... En 1961, il parvient enfin à publier La Destruction des juifs d'Europe grâce à ses économies et à l'aide financière d'un rescapé. Mais il faudra attendre vingt ans pour que cette oeuvre majeure, fondée sur des milliers d'archives allemandes, soit lue et reconnue comme l'ouvrage de référence. Et 1988 pour qu'elle soit traduite en France... 

Malgré cette reconnaissance tardive, Raul Hilberg reste un homme seul parce que, comme son collègue Peter Novick, il se montre sans concession pour les formes prises par cette américanisation de l'Holocauste. "Mon histoire est d'une tristesse sans fin, a-t-il récemment déclaré. J'ai été un jeune homme en colère, je suis maintenant un vieillard en colère." Notamment parce que le massacre des Tutsi s'est déroulé sans réaction des Etats-Unis, alors que Bill Clinton venait d'inaugurer l'immense musée de l'Holocauste de Washington au nom du "plus jamais ça". Et parce que la mémoire prend trop souvent, aux Etats-Unis, des allures de show indécent, au détriment de la démarche historique, laborieuse, requérant scrupules et précautions comme il le démontre dans ses livres. 

C'est, depuis le début, le problème de l'historiographie du génocide: il n'y a pas d'image, peu de traces existent, peu de témoins, parce que les nazis l'ont voulu ainsi et qu'ils ont détruit la plupart des installations. Les schémas techniques retrouvés dans les archives permettent aux historiens de travailler, mais dans notre société du spectacle, qui doit tout montrer, les professionnels de la mémoire veulent des images. Cela aboutit à des expositions où l'on met des photos de camps de concentration à défaut de photos de camps d'extermination, au film La vie est belle, de Roberto Benigni, qui délaisse la réalité au profit d'une fable, à ce cédérom de la Fondation sur la Shoah de Steven Spielberg, dont la présentation est confiée à Leonardo DiCaprio, ou encore à cette récente publicité "provocatrice", à la Benetton, proclamant que "L'Holocauste n'a jamais existé" pour récolter des fonds pour le Mémorial de la Shoah de Berlin. 

Paradoxe: cette spectacularisation et ces excès coexistent avec des appels au silence, à l'abstention, au nom de l'impossibilité ou de l'interdiction de représenter la Shoah. Cette confusion s'explique par le mystère qui entoure les événements historiques extrêmes, aux confins de l'absolu, comme l'est le judéocide. Tous les discours s'opposent. Claude Lanzmann, sur ce point proche d'Elie Wiesel, répète qu'il y a "une obscénité absolue" à vouloir "chercher à comprendre", précisant même: "Si, par impossible, je trouvais un film muet montrant comment 3 000 juifs pouvaient mourir dans une chambre à gaz, je le détruirais." Au contraire, l'historien Michael Marrus, fidèle à Primo Levi - "Je veux comprendre pour pouvoir juger" - estime qu'il faut utiliser, à l'égard de ce fait historique, "les mêmes méthodes qu'on applique à la Renaissance ou à la Révolution française". La désignation des responsables du massacre est également variable: l'Europe catholique, le peuple allemand (Daniel Goldhagen), la menace bolchevique (Ernst Nolte). Ou les victimes elles-mêmes, selon certains intégristes: pour Ovadia Yossef, rabbin du parti Shas, le massacre des juifs d'Europe fut un châtiment divin et, pour le grand rabbin de France, Joseph Sitruk, il y a une "forme de responsabilité collective du judaïsme dans la Shoah". 

Ces divergences, ces oppositions, cette impossibilité de s'accorder sur une interprétation de l'événement expliquent la prolifération d'initiatives non contrôlées. La question des "réparations financières" a pris une ampleur particulière ces dernières années, avec pour origine - ce qui confirme l'analyse de Peter Novick - les Etats-Unis, où des associations peu représentatives réclament au nom de toutes les victimes juives des comptes à l'Europe entière. "Le monde non juif est mal équipé pour contrecarrer les demandes de réparation juives. Et, face à la pression, il cédera au-delà des limites de la justice", estime Raul Hilberg à propos du chantage exercé sur les banques suisses et des "sommes extorquées par un leadership juif aussi furieux qu'ignare". Les banques et sociétés d'assurance françaises étaient dans le collimateur des avocats américains, mais le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) - dont certains dirigeants qualifient en privé leurs homologues du Congrès juif américain de "voyous" - a réussi, après un bras de fer violent, à s'opposer à leur intrusion en mettant sur pied, avec le gouvernement français, le processus public et transparent de la commission Mattéoli. 

Les méthodes américaines ont suscité, sur place, des critiques de plus en plus vives. Dans la revue Commentary, publiée par l'American Jewish Committee, Gabriel Schoenfeld a parlé de "scandale" nuisible "aux intérêts juifs, à l'honneur juif et à l'Histoire". Trahison de l'Histoire relative aux victimes, car l'écho donné à ces histoires de comptes bancaires et d'oeuvres d'art accrédite l'idée que beaucoup d'entre elles étaient riches. C'est le contraire qui est historiquement vrai: la majeure partie des victimes des nazis étaient des réfugiés aux abois, des petites gens sans économies ou des petits artisans précaires, comme la plupart des déportés du Marais, à Paris. Mais, également, trahison de l'Histoire de l'après-guerre lorsqu'est suggérée l'idée que les spoliations ont été impunies, alors que la commission Mattéoli a finalement établi qu'en France 90% des biens volés avaient été restitués à la Libération. 

Estimant donc que le ressort de l'américanisation de l'Holocauste n'est ni le souci de l'Histoire ni la compassion pour les derniers survivants, Peter Novick la réinterprète dans le cadre américain - mais aussi mondial - de la nouvelle concurrence des identités. La montée des communautarismes, qui marque le déclin du melting-pot américain, se traduit par une course à la victimisation: "L'affirmation par un groupe de son statut de victime historique - pour des raisons de race, d'appartenance ethnique, de genre ou d'orientation sexuelle - est toujours essentielle dans la revendication d'une identité distincte." Or, "au sein de la société américaine, les juifs américains étaient de loin le groupe le plus riche, le plus instruit et le plus influent". D'où, selon Peter Novick, l'ancrage tardif de l'identité juive américaine dans les souffrances de la mémoire juive d'Europe: "Ils pouvaient revendiquer le titre de victimes (par procuration) avec tous les privilèges moraux qui lui sont associés." 

L'obsession de l'unicité
Appliquant cette analyse aux polémiques sur l' "unicité" du génocide - "la compétition n'est pas seulement pour la reconnaissance du statut de victime, mais aussi pour la primauté" - Peter Novick dénonce un "tour de passe-passe intellectuel": "L'affirmation que l'Holocauste est unique - comme l'idée qu'il est singulièrement incompréhensible ou rebelle à la représentation - est, en vérité, profondément choquante. Que peut-elle donc signifier sinon que ''votre catastrophe, à la différence de la nôtre, est ordinaire; à la différence de la nôtre, elle est compréhensible; à la différence de la nôtre, elle est représentable''?" Les objections les plus fermes viennent ainsi de penseurs juifs, comme Ismar Schorsch, réfugié de l'Allemagne nazie et chancelier du Jewish Theological Seminar, pour qui l'obsession de l'unicité est une "version séculière déplaisante de l'élection". Ces interrogations trouvent un écho en France dans le dernier livre de Jean-Christophe Attias et de l'historienne du judaïsme Esther Benbassa (Les juifs ont-ils un avenir? Lattès): "Est-ce que cette part importante que joue le génocide des juifs dans la conscience juive et dans la conscience israélienne a été assez universalisée pour ouvrir les juifs aux tragédies des autres?" 

Cette course à la victimisation communautaire n'a pas de limites, comme vient de le montrer la conférence de Durban, durant laquelle des revendications d'indemnisation, non plus pour des victimes, mais pour des descendants supposés de victimes de l'esclavage, ont consacré le retour de l'idéologie des caractères acquis. Chaque communauté va pouvoir revendiquer en fonction de souffrances qu'ont vécues au cours de l'Histoire des hommes qu'elle estime de la même essence qu'elle. Le penseur Shmuel Trigano avait souligné cette liberté prise avec l'individualisme démocratique qu'il décelait dans les demandes d'indemnisation formulées au nom de juifs morts sans descendants par des acteurs qui "se définissent comme les ressortissants d'une communauté juive intemporelle et éternelle". 

Les polémiques récentes concernant la manière de nommer le massacre des juifs montrent que rien n'échappe à ces revendications identitaires. Alors que, pendant longtemps, les termes "solution finale" (l'euphémisme inventé par les nazis), "génocide" (inventé en 1944 par le juriste polonais Raphael Lemkin), "judéocide" (proposé par l'historien Arno Mayer) ou "Holocauste" (qui s'est répandu après la série télévisée américaine) s'employaient indifféremment, celui de "Shoah" (mot hébreu, "catastrophe"), popularisé par le film de Claude Lanzmann, est défendu, contre tous les autres, par ceux qui souhaitent insister sur l'unicité et la singularité du crime. "Toute bataille sur les mots est une bataille sur le sens", estime Esther Benbassa, qui ajoute: "Ma préférence va pourtant à ''génocide'', un terme qui a le mérite de ne pas couper l'histoire des juifs de celle d'autres peuples tragiquement décimés, et de l'histoire humaine en général." 

Sur ce sujet, le livre de Peter Novick apporte une révélation éclairante: le texte de la déclaration d'indépendance de l'Etat d'Israël, en 1948, utilise "Holocaust" dans sa version anglaise et "Shoah" dans sa version en hébreu. Le vocabulaire, alors, importait peu. C'était encore l'époque de l'Histoire. Avant l'ère de la mémoire.