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    Par Jean-Marc Parisis Publié Réactions
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    Editeur chez Gallimard, écrivain obsédé par l'art de la langue, bête noire de la gauche bien-pensante, il a combattu au Liban avec les Phalanges chrétiennes, publié « Les Bienveillantes » et le dernier prix Goncourt. Mais qui est vraiment ce franc-tireur atypique des lettres françaises ?

    Il regarde sur l'écran de son ordinateur une photo de l'église de Viam, le village corrézien où il est né en 1953. Le bleu du ciel toise la place déserte plantée d'un lugubre réverbère de style haussmannien. Les granges sont fermées. Plus de bêtes, plus personne. Ce n'est pas de la nostalgie. «C'est une méditation sur le vide, la mort d'un territoire.» Dans ses romans, Viam est rebaptisé Siom, là où ont vécu les familles Bugeaud, Pythre ou Piale, les derniers Terriens, les «ombres» d'un monde englouti au siècle dernier. Aujourd'hui, le village ne compte plus qu'une dizaine d'habitants. A peu près le nombre de Français partis faire la guerre civile au Liban en 1975 dans le camp des chrétiens. L'étudiant Millet en était. Lecteur de Blanchot et de Borges, il avait quitté le campus de Vincennes pour s'engager dans les Phalanges libanaises qui s'affrontaient aux Palestiniens. A Beyrouth, c'était une guerre de rues, dans des appartements délabrés. Seules les mains tenant la kalachnikov ou le M16 dépassaient des fenêtres, ça tirait au jugé, de biais, en s'exposant le moins possible. «La plupart du temps, on ne voyait pas grand-chose. Mais des balles ont certainement porté. Je préfère dire que j'ai combattu, c'est plus intéressant que de dire que j'ai tué, car là d'autres aussi ont tué.» Le Liban, c'était une fidélité, il y avait passé une part de sa jeunesse, dans les années 60, en suivant un père directeur administratif dans les travaux publics. La chrétienté, c'est une foi. La guerre, c'était un rêve d'écrivain. «Il y a une mystérieuse adéquation entre l'écriture et la guerre, le fait de tuer. Ecrire, c'est entrer dans l'injustifiable. De même, je n'ai pas à me justifier d'avoir combattu ou tué, en tant que catholique ou en tant qu'individu, c'est injustifiable. Mais je n'ai aucun regret.»

    Des mots rares dans la zone démilitarisée de Saint-Germain-des-Prés. L'homme qui parle est fort de 54 ouvrages, écrits d'une main de fer qu'il couvre d'un gant de velours dans ses fonctions d'éditeur chez Gallimard, où il a publié deux récentsprix Goncourt, deux premiers romans : Les Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell, et, cette année, L'Art français de la guerre d'Alexis Jenni. C'est un être plutôt «sauvage», comme son double, le narrateur de La Fiancée libanaise, «suite autobiographique» encore hantée par les spectres orientaux et limousins. Le hasard a voulu que la photo de ce contempteur de la «domination américaine» apparaisse en pub à la une du Monde annonçant les attentats du 11 Septembre. Dix ans plus tard, Millet est toujours indifférent aux «disparitions de masse». Il ne pleure qu'au massacre de la langue, avec laquelle il entretient un lien quasi mystique.

    Contre le «Nouvel Ordre moral»

    «La France n'a jamais connu une telle dégradation unanime de la langue. Quand la langue est malade, le reste est malade. Le cancer de la langue est le cancer social par excellence.» En 1977, jeune professeur, il croyait la maladie réversible. «J'ai enseigné le français pendant une vingtaine d'années. Je m'y suis donné tout entier, sans faire de différence entre les origines des élèves. J'ai cru très longtemps que je pourrais faire quelque chose. J'ai vu que le système excluait toute volonté réelle de transmission. Quand j'ai constaté que je sortais du système, je suis sorti de tout.» Sortir de tout, c'était rejoindre «l'épaisseur rythmée», la «mémoire frémissante» de la langue, et mourir au monde pour ne pas mourir avec lui. Ecrire des romans (son premier, L'Invention du corps de saint Marc, a paru en 1983), des récits autobiographiques, mais aussi des essais, sortis en rafales ces dernières années. Désenchantement de la littérature, L'Opprobre, L'Enfer du roman, Fatigue du sens balaient un vaste champ : le culturel contre la culture, la loi contre l'éthique, l'incompatibilité de l'islam avec l'Europe, le viol de la langue, l'américanisation de la France, la faiblesse du roman national et la «soupe narrative accommodée aux épices de la mondialité anglophone»,la fiction de l'antiracisme, le cancer du nihilisme, etc.En retour, ses «ennemis», les suppôts du «Nouvel Ordre moral», l'ont habillé pour l'hiver de la pensée : «pseudoprophète égaré dans ses vaticinations idéologiques», «négativiste teigneux», «ouvertement lepéniste», «homophobe», etc.

    Ses ennemis ? «Les sicaires d'un système qui se prétend de gauche ou d'extrême gauche mais qui, en réalité, participe du capitalisme le plus sauvage. Contradiction qu'ils assument sans aucun état d'âme.» Dans Fatigue du sens, il prévient d'emblée qu'il n'écrit pas «contre les immigrés, les races, les ethnies, les étrangers, l'islam, etc.», mais des extraits sortis de leur contexte, des focalisations excessives ont laissé croire le contraire. Au fond, il n'a jamais rien eu d'un polémiste, et chez lui, la théorie critique n'est même pas première. Elle naît d'une forme de stupéfaction devant le monde tel qu'il va et où il voit se dissoudre son identité d'homme «blanc», «catholique», «hétérosexuel». Cette inquiétude l'engage parfois dans les voies du paradoxe, de la provocation, de l'équivoque, du ressassement pénible. Elle catalyse aussi sa pensée, l'élève au plus haut point d'une sécession et d'un exil qu'on ne saurait réduire à son ironique position d'«apartheid volontaire». Les trouées, les nuées de Millet sont vertigineuses. Il faut le lire lentement, sans zapper. Mais qui prend le temps du sens aujourd'hui ? Sûrement pas les damnés de la blogosphère. Lui en rajoute dans la pose christique : «Aux caresses des amis je préfère les crachats.» Au risque de passer pour le réac, le proscrit, l'imprécateur de service. A la télé, il brocarde Jack Lang qui «a contribué à l'aplatissement de la culture» et Dominique de Villepin pour son goût du slam. Il se moque de mettre la doxa servile dans sa poche. Quand il se dit gêné «esthétiquement» par les Américains obèses en goguette au Louvre, il est moins applaudi que Nicolas Bedos.

    Une solitude absolue

    Pourtant Millet sait être drôle. Si La Fiancée libanaise creuse le lit d'une phrase sinueuse, insistante, charriant jusqu'à l'épuisement les souvenirs des ombres corréziennes et des filles du feu oriental, si cette histoire traite encore une fois d'amour impossible, de grande musique, de langue mutilée et de France foutue, elle contient aussi, et c'est nouveau, une bonne dose d'humour lustral. A Stockholm, le double de Millet devient pour quelques heures prix Nobel de littérature. Suivent des scènes de conversations mondaines et de dîners en ville aussi jubilatoires que chez Proust. L'autoportrait de l'écrivain s'allège d'un tragi-comique inédit. Ses anathèmes alcoolisés, sa solitude pathétique ont quelque chose d'heureusement dérisoire. «L'esprit de sérieux, c'est insupportable.»

    Ce Nobel fictif rappelle que, contrairement à certains de ses auteurs chez Gallimard, Millet n'a jamais eu de prix littéraire, à l'exception de celui de l'Académie française pour Le Sentiment de la langue, il y a longtemps. «Si vous pensez aux prix, vous êtes fini, le travail en est affecté. Je pense qu'un écrivain ne doit pas avoir de succès. On a déjà assez de mal à être lucide sur ce que l'on fait, si en plus le succès vient là-dessus...» Fort d'un «succès symbolique», c'est loin d'être un maudit. Ses livres trouvent régulièrement des milliers de lecteurs, parfois des dizaines de milliers. Il lui est arrivé de glaner des récompenses comme le prix Découverte que lui a décerné Le Figaro Magazine en 2003 pour Ma Vie parmi les ombres. Etudiants et chercheurs lui consacrent thèses et colloques. Ils ignorent peut-être ses secrets de fabrication. «Je travaille très bien lorsque je suis épuisé, ou après deux ou trois whiskys, allongé par terre, le soir, regardant d'un œil un film à la télévision...» Le jour où on l'a rencontré, il avait peu dormi, se disait «fatigué de tout». Epuisé, il l'est aussi comme on le dit d'un livre rare, qui n'est plus en circulation. A la fatigue du sens tombant sur l'Occident, il oppose une résistance lancinante, térébrante, dans une «solitude absolue». Mu par une «force immense», il traverse ses hantises, cherche le «froid», le froid du sens qui saisit. Malgré «l'angoisse, le doute, la peur», on ne l'aura pas, car il vit sa propre mort. «Nous ne serons pas, nous autres, des êtres posthistoriques. Nous ne serons rien, prenant le nihilisme au mot, afin d'être nous-mêmes.» Et comme «écrire, ce n'est rien d'autre que rire dans la nuit, juste avant l'aurore», l'Apocalypse ne va pas sans joie.

    Les femmes et le piano

    «Tant qu'à être en vie, autant l'être bien. Je ne veux pas être contaminé par la grande dépression. La beauté des femmes, les paysages ou ce qu'il en reste, il faut en profiter.» Le narrateur de La Fiancée libanaise s'accorde souvent au corps féminin, dans le cru et le chaud de la chair. Et quand il jouit, il est délivré. «En tant que chrétien, la délivrance m'intéresse beaucoup.» Parfois elle n'a pas lieu, reste alors la tension induite par ce que la beauté peut avoir d'«insoutenable», comme dans la scène où l'homme contemple unejeune Maghrébine endormie sur une banquette de train, alanguie dans sa pulpe. Ce regard qui s'attarde, qui n'exulte pas, mais qui condense jusqu'à la douleur, rappelle son Chant des adolescentes, fabuleuse galerie de portraits qui crispa les coupables et les puritains. Rien de gênant, au contraire, on dirait que ces collégiennes se donnent à ses yeux, à cette main qui, sans les toucher, les sauve, les éternise avant leur chute dans le temps. Friedrich Schlegel l'a dit autrement : «Une jeune fille en plein épanouissement est le symbole le plus séduisant de la volonté bonne pure.» La volonté bonne pure n'est pas la bonne volonté pure. «C'est ça, un écrivain, celui qui avec deux épithètes et un nom commun arrive à court-circuiter le Système...» Il n'y a pas d'autres moyens. Il ne vote pas, ne croit pas à la «comédie» politique. Ni au genre humain. Seulement aux «individus». Et plus encore aux «écrivains véritables». Ceux qu'il publie chez Gallimard se nomment Macé, Kalda, Texier, Laget, Svit ou Casas Ros.

    Toujours prêt à «descendre dans l'arène», Richard Millet s'avoue aussi «très doux». «Rien n'est immobile et figé. Tout ce que je vous dis doit être examiné à l'aune du paradoxe.» Il déclenche le bruit et la fureur et n'aime rien tant que la musique et le silence. «Je ne me souviens pas d'un moment où je n'ai pas joué du piano.» Pointu et curieux, il voue une passion dévorante à la musique classique et savante. Pour la musique contemporaine évoquait Ligeti, Leroux ou Boulez. Ses Notes sur l'Estonie citent Arvo Pärt ou Helena Tulve. Il a écrit un livret d'opéra, Gesualdo. «C'est à l'oreille que j'avance, écris, aime, le plus souvent.» Le reste du temps, «enfermé» en lui-même, à la limite de «l'autisme», il met des boules Quiès pour ne pas souffrir «de la vulgarité des rapports "humains"».

    Mais parfois des esprits se font signe. Renaud Camus, un autre franc-tireur, vient de lui dédier son dernier livre, Décivilisation (Fayard) : «A Richard Millet, fraternellement.» Le mot l'émeut, le trouble. Quand on est «tellement seul», la « reconnaissance publique» de la part d'un véritable écrivain remue le cœur et fait bouger les lignes. La langue est la première des politesses, et la littérature, la dernière alliance.

    Par Jean-Marc Parisis
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