IL était indispensable de nous remettre d’abord sous les yeux cette fabuleuse image, cette « représentation mythique » de l’Amérique, et - en négatif - celle des autres, dont le monde s’est fait le miroir enchanté. Que les Etats-Unis se voient tels, rien de plus naturel. Qu’ils aient réussi, au-delà sans doute de leurs espérances, à imposer cette vision, c’est là qu’est le prodige.
Même à travers les meilleures raisons qu’on en peut donner, cette fascination est mal compréhensible à qui ne l’éprouve point et voit, dans le fameux modèle, un modèle en effet : de ce qu’il ne faut pas être. Au vrai, une de ces raisons est évidente : l’attrait de la puissance et de la réussite sur les faibles. Encore ne faudrait-il pas faire de la puissance le contenu nécessaire et suffisant des valeurs et des vertus d’une civilisation et celles de la société démocratique idéale. Ainsi, la liberté - hors de la « libre entreprise », - l’égalité - si on la considère moins dans le marais américain que dans les bas-fonds par rapport aux sommets, - pour ne rien dire de la fraternité, n’y sont pas plus éclatantes qu’en France par exemple, où elles le sont sans excès. A propos de ces trois vertus théologales de la démocratie, voire des « valeurs spirituelles », personne ne s’avisera, j’imagine, de nommer Dieu dont le nom, certes, est souvent prononcé ; mais pour le trouver, notamment dans les églises américaines, il faut une exceptionnelle insensibilité à l’absence.
Peu importe. Car enfin, toute modernité, la modernité universelle, n’est-elle pas dans l’Amérique, face à l’incurable archaïsme provincial de l’Europe et de la France en particulier ?
C’EST bien curieux. Le voyageur, qui s’attend en débarquant à trouver partout l’éblouissante vitrine de cette formidable technologie dont toutes les preuves lui sont expédiées quotidiennement à domicile, est tout étonné, presque ému de rencontrer au long de sa flânerie un équipement qui dut être moderne vers 1920 ; la plupart des villes, même Boston, vieux foyer de la civilisation américaine, lui apparaissent comme des modèles de provincialisme, saupoudrées par surcroît de cette grisaille, marquées des traces de ce discret délabrement, qui sont le propre des villes de l’Europe de l’Est. En compensation, quoi de plus « monument historique » que Manhattan ? Et que peut-on trouver de plus authentiquement archaïque, au sein du conformisme puissamment assis sur la bonne conscience, que le moralisme et le puritanisme américains ? On n’en finirait pas de renverser le tableau. Mais à quoi bon, pour des hypnotisés ?
Non, l’explication est aussi simple que redoutable : elle tient dans ce qui a toujours été le complexe de supériorité, militant, conquérant et triomphant, du colonisateur, et dans le masochisme du colonisé. C’est la démonstration qu’apporte magistralement ce livre lucide et solidement fondé. Ici, ni polémique, ni éloquence : une analyse implacable, à partir de faits et de chiffres. Où l’on sent pourtant un frémissement souterrain de colère douloureuse. Il y a chez M. Jacques Thibau quelque chose comme d’un Bernanos qui serait nourri d’expérience politique, économique, administrative : prophète (sans mystique, nationaliste ou autre) d’un malheur qui n’est pas encore accompli. Tout de même : « A moins qu’ils ne parviennent à la rattraper, la France aura bientôt échappé aux Français. »
Allons tout de suite, avec l’auteur, à cela que les Français considèrent comme la chose la plus sérieuse : leur richesse. Pour une bonne part, elle n’est déjà plus à eux. A commencer par ce qui paraît inaliénable : la terre productive. L’agriculture, « notre pétrole », dépend, pour son équipement mécanique et pour l’alimentation du bétail, des Etats-Unis qui, en outre, contrôlent « notre » industrie alimentaire. Pour l’industrie tout court, elle est de plus en plus américaine, fût-ce sous des noms français, avec des subventions françaises : ou comment on « nous achète nos usines avec notre argent ». J. Thibau met en évidence les illusions du genre « apport de sang neuf » : les seules entreprises ou secteurs profitables pour nous, jusque sur le marché américain, sont ceux-là qui sont demeurés indépendants. Cas symbolique : l’auteur nous révèle que la destruction de Lip est oeuvre américaine par Suisse interposée. Les ouvriers français ont tenté ce que l’Etat a refusé : conserver le patrimoine national de l’industrie horlogère. Un jour, quelqu’un (qui se croira très sincèrement attaché à l’indépendance, voire gaulliste) viendra-t-il trancher : « L’industrie française, c’est fini » ?
La France s’est crue longtemps, non sans quelque raison, la lumière, la conscience, l’institutrice du monde. Elle se raccroche aujourd’hui à la satisfaction d’être la quatrième puissance économique mondiale : en quoi elle ne sera qu’une troisième filiale. (Le Japon, écrasé et occupé, demeure, lui, indépendant.) Ce n’est pas déjà une fatalité, c’est encore une alternative, que Jacques Attali a définie avec le même mot : « Quand commencera le vingt et unième siècle, la France sera devenue la filiale des Etats-Unis, ou la matrice d’une nouvelle forme de progrès. »
JACQUES THIBAU démonte le « racket sur la consommation quotidienne ». Nous abordons ici ce qui est vraiment sérieux. Car l’homme est fait aussi de ce qu’il mange et de ce dont il use. Il est fait surtout de ce qu’on lui met dans la tête. La publicité, la télévision, le cinéma, une bonne part de l’information, toute communication ("mainmise sur les signes") sont envahis par les modes américains de vie, de sensibilité, de pensée. Et la tête française apparaît le plus vulnérable là ou l’on se fût attendu à la résistance. Tout un chapitre est consacré aux intellectuels. Beaucoup embrassent le « modèle », et non certes pour l’étouffer, brûlent aux pieds de l’idole leur propre culture et déprisent jusqu’à leur langue dont ils sont faits. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que les clercs ont montré un penchant naturel, ingénu à trahir ; disons, à se laisser séduire : par les prestiges de la force. Ainsi, nombre d’entre eux se font les fourriers de la colonisation de l’imaginaire. Les réalistes peuvent sourire : c’est la seule qui soit mortelle. J. Thibau ne manque pas de le noter : les peuples européens de l’Est sont exploités économiquement, dominés idéologiquement, politiquement, physiquement. Osons dire : rien de plus. Dans la mesure où elle a été tentée, la « colonisation de l’âme » y a échoué. Elle est en bonne voie pour l’Europe de l’Ouest. En meilleure voie encore que pour la seule France : c’est le contraire d’une consolation.
En vérité, ce n’est pas la France qui est colonisée, ce sont les Français : les uns inconscients, les autres heureux de l’être. Cherchez les dissidents. Les intellectuels confondent l’américanisation universelle avec le vieux rêve d’universalisme. Alors qu’il s’agit - Jacques Thibau est brutal - d’un « véritable ethnocide ». Un ethnocide sous anesthésie. Des peuples, en qui on opère - technique de pointe - une transplantation d’âme, marchent vers un mirage déjà vieux de deux siècles : l’Amérique, c’est l’avenir. Certes, les Etats-Unis sont leur avenir. Ils n’étaient pas le nôtre. Aussi fallait-il que nous cessions d’être nous-mêmes.
Eux-mêmes, sous couleur de les rappeler à la réalité, est-ce aider les Français à le rester, à exorciser la fascination, à guérir de leur masochisme, que leur signaler qu’ils représenteront bientôt en quantité 1 % du monde ? A ce compte, les Etats-Unis feront tout juste les 4 %. Du moins, leur président n’a-t-il pas tenu à le leur apprendre. Ils ne le croiraient d’ailleurs pas. Avec raison. Dans l’un et l’autre cas, c’est sans doute exact, mais ce n’est pas vrai.