Le selfie et ses dérivés dans la culture numérique des adolescents
- Fiche info, parue dans le dossier de la Semaine de la presse 2016
De l'autoportrait photographique au selfie
Si l'autoportrait n'est pas une pratique nouvelle, il s'est démocratisé grâce à l'apparition de la photographie et banalisé plus récemment, encouragé par deux facteurs concomitants : la généralisation des smartphones - connectés à internet et dotés de caméras sur l'avant - et l'essor des réseaux sociaux, notamment ceux destinés à l'échange de photos (Instagram, Tumblr, Snapchat).
Pour autant, le selfie n'est pas un simple portrait photographique ; la différence réside dans sa finalité : c'est une mise en scène de soi destinée à être diffusée, partagée dans sa communauté restreinte (amis, famille) ou dans la communauté anonyme (constituée des millions d'internautes). Le selfie n'a d'intérêt que s'il est vu et remarqué par d'autres. Partager un selfie est un acte social et un signe d'appartenance à un groupe.
Une pratique codifiée
De nombreuses célébrités, mais aussi des personnalités politiques, ont adopté ce moyen de communiquer afin de valoriser leur image ou d'améliorer leur marque personnelle (en anglais personal branding). Mais pour les adolescents, le selfie est « une image de soi facilement renouvelable plus apte que les mots à traduire l'état instable de l'adolescence. » (2), dans laquelle on se met en scène, seul ou plus souvent à plusieurs, mais où l'on met aussi en scène le geste photographique lui-même, régi par des codes et une gestuelle mimétique. Des dérivés de selfie ont d'ailleurs fleuri sur les réseaux sociaux, que l'on peut classer en fonction des personnes présentes, du contexte ou encore de la partie du corps mise en valeur. On peut noter leur grande viralité, le modèle a été repris et partagé un grand nombre de fois en un temps très court. Exemples :
- Duckface : selfie avec la bouche en forme de bec de canard.
- Selfisoloir : selfie dans l'isoloir avant un vote.
- Photobomb : selfie avec un intrus faisant irruption dans le cadre.
- Ussie : selfie de groupe où tous les participants adoptent une expression similaire.
- Bookshelfie : selfie avec une bibliothèque en arrière-plan.
- Wellfie : selfie permettant d'exhiber sa musculature.
- Uglie : selfie supposé être laid.
Célébration de soi ou « autoportrait de soi dans le monde » ?
S'agit-il d'une pratique narcissique, comme le dénote le terme québécois « égoportrait », une forme d'expression égocentrique et vide de sens ? S'agit-il seulement d'une mise en scène de soi, une façon d'exister aux yeux du monde ?
Pour Laurence Allard, chercheuse à l'Université Paris 3-IRCAV, « le selfie n'est pas seulement un autoportrait mais un autoportrait de soi dans le monde. Le plus important est à l'arrière-plan. »(3). Le selfie permet de montrer avec qui l'on est, où l'on est, ce que l'on fait, éléments permettant de construire une identité.
André Gunther, enseignant chercheur à l'EHESS, voit dans le selfie un moyen de communiquer plus qu'une simple pratique narcissique ou une simple représentation de soi : « Ce qui caractérise le selfie, c'est au contraire la forte composante occasionnelle, l'inscription dans un contexte ou une situation » (4), c'est un acte de communication profondément social. En clair, cette photographie connectée est porteuse d'un message destiné à être interprété en fonction du destinataire et du contexte. C'est un message imagé, parfois créatif, qui en dit souvent plus long sur son état d'esprit ou son humeur que des mots. Pour Divina Frau-Meigs, le selfie participe de « l'actualisation de soi » et alimente un besoin cognitif dans le processus de « savoir devenir », la projection de soi pour établir sa « présence en ligne ».
L'émergence d'une culture numérique adolescente ?
La pratique du selfie chez les adolescents échappe au contrôle des adultes. Grâce à l'application Snapchat, qui permet de partager des images pendant une durée limitée, ils peuvent maîtriser la fugacité du message - même si la conservation des photos par l'application pose néanmoins question. Pour Jocelyn Lachance, docteur en sociologie et en sciences de l'éducation, « si les adolescents, aujourd'hui, s'emparent massivement de la production d'images numériques, ce n'est pas seulement parce que la technique est disponible, mais parce que c'est une manière de produire une image de soi, de son groupe d'appartenance, de sa culture, qui n'est pas déterminée par les adultes ». (5)
(1) Office québécois de la langue française, 2014
(2) Observatoire de la vie numérique des adolescents (12-17 ans) : Le « Selfie », portrait de soi narcissique ou nouvel outil de construction identitaire ?, 2013
(3) Laurence Allard, Le selfie est un autoportrait de soi dans le monde
(4) André Gunther, Viralité du selfie, déplacements du portrait, 2013
(5) Lachance, Jocelyn, Photos d'ados : à l'ère du numérique, PUL, Presses de l'Université Laval ; diff. Hermann, 2013, CANADA, cité par Barbara Arellano, Le selfie chez les adolescents et les jeunes adultes.
Elsie Russier, formatrice CLEMi, académie de Nantes