Les Adolescents et la lecture, quinze ans après
Christine Détrez
Les jeunes ne lisent plus : avant-hier à cause de la bande dessinée, hier à cause de la télévision, aujourd’hui à cause d’internet. Sans s’interroger ni sur la transformation du verbe lire en verbe intransitif, ni sur ce passé mythique où les adolescents, tel le petit Marcel de la Recherche qui, plongé dans sa lecture, laissait s’égrener les heures au clocher de Combray, auraient été passionnés de lecture, les discours de déploration ricochent de génération en génération. Et pourtant, pourrait-on rétorquer, des séries comme Harry Potter ou Twilight, mais également les romans de Pierre Bottero, de Meg Cabot, de Timothée de Fombelle sont de véritables best-sellers, sans parler des mangas, même malgré leur essoufflement récent 1.
Mesurer les évolutions
Mesurer les évolutions est extrêmement complexe, même à partir d’enquêtes statistiques : il suffit qu’entre deux enquêtes la formulation d’une question varie, ou que sa place dans l’ensemble du questionnaire ne soit pas exactement la même, pour que la comparaison devienne problématique. Imaginons le cas idéal d’un questionnaire parfaitement identique, posé à des générations successives, voire à quelques années d’intervalle : le sens d’un mot peut avoir évolué en quelques années (c’est le cas par exemple de la catégorie « rock » dans les enquêtes Pratiques culturelles des Français, qui ne recouvre sans doute pas la même musique dans les années soixante-dix et aujourd’hui, comme en témoignent la multiplication et la finesse des catégorisations en genres musicaux…). Par ailleurs, comme l’a déjà pointé Gérard Mauger, interviennent dans la mesure quantitative le sens et l’importance qu’accorde la personne interrogée à l’activité concernée, sens et importance qui peuvent varier dans le temps. Ainsi, quand on constate la baisse de la lecture, n’est-ce pas également l’affaiblissement de l’importance de la lecture que l’on mesure, qui fait qu’il est sans doute moins nécessaire aujourd’hui, même pour quelqu’un doté de capitaux scolaires et culturels, de se dire lecteur 2 ?
Tentons néanmoins l’exercice, à partir de deux enquêtes longitudinales : la première débute il y aura bientôt vingt ans 3. En 1993, 1 200 élèves tirés du panel statistique 1989 du ministère de l’Éducation nationale (ils sont tous entrés en sixième en 1989) sont interrogés sur leurs loisirs, et plus spécifiquement sur leurs pratiques de lectures. Ils sont interrogés pendant quatre ans (et donc de la troisième à la terminale si on prend pour référence un parcours « classique »). La deuxième enquête débute en 2002 4 : à quatre reprises, du printemps 2002 au printemps 2008, soit une fois tous les deux ans, les enfants du panel 1997 (9 600 enfants représentatifs sur le plan sociodémographique et géographique de l’ensemble de ceux qui entraient au CP en 1997) ont été interrogés sur leurs pratiques de loisirs : pour un parcours scolaire normal, les enfants étaient ainsi au CM2, en 5e, 3e et 1re. Ainsi, il est possible de garder la première vague d’interrogation de l’enquête 1 (élèves en 3e en 1993) et la troisième vague de l’enquête 2 (élèves en 3e en 2006) comme point de départ, et d’appréhender les évolutions. Première difficulté : si la première enquête était spécifiquement consacrée à la lecture, les questions sur les autres loisirs venant encadrer et situer cette activité, la deuxième enquête vise à retracer les parcours des enfants dans l’univers global des loisirs, au cours de leur adolescence. Les questions consacrées à la lecture sont donc beaucoup moins nombreuses et détaillées.
Avant d’en venir à la lecture elle-même, qu’en est-il des loisirs en général de ces enfants, à une quinzaine d’années d’écart ? La formulation des questions diffère trop pour que les chiffres puissent être comparés de façon absolue. Ainsi, pour l’enquête 1, on demandait : « Qu’as-tu fait samedi et dimanche dernier pour te distraire ? » et suivait une liste d’items comprenant le sport, les amis, le cinéma, la télévision, la lecture de livres, de bandes dessinées, de magazines, le « travail sur l’ordinateur » et le « jeu vidéo ou sur ordinateur », etc. Une autre question venait compléter celle-ci, demandant le temps passé la veille à lire un magazine, regarder la télévision, écouter de la musique, lire une bande dessinée, jouer à un jeu vidéo sur console ou ordinateur, lire un livre, les possibilités étant : « moins de ½ h », de « ½ h à 1 h », de « 1 h à 2 h », « plus de 2 h », ou « pas du tout ». Pour l’enquête 2, la question est formulée tout autrement pour chacune des activités (télévision, écoute de radio, écoute de CD, disques, cassettes, musique sur lecteur MP3, lecture de livres, de magazines, sport, jeux vidéo, ordinateur, etc.) :
« Tu regardes la télévision :
– Jamais ou presque jamais ;
– 1, 2 ou 3 fois par mois ;
– 1, 2 ou 3 fois par semaine ;
– Tous les jours ou presque. »
Si les réponses ne peuvent donc être comparées terme à terme, en revanche, il est possible de visiter les espaces de loisirs qu’elles dessinent. Le palmarès des activités n’a guère changé : télévision en tête, suivi par la musique, les amis, et le sport. Mais, en quinze ans, la grande nouveauté est bien évidemment la place primordiale occupée par l’ordinateur, et plus spécifiquement par internet. À l’échelle même de l’enquête la plus récente, internet est venu bouleverser le questionnaire et la façon classique de s’interroger sur les loisirs et les pratiques culturelles. Tout d’abord, en six ans d’interrogation, de 2002 à 2008, les équipements se sont multipliés, et les possibilités qu’ils offrent ont connu un développement qu’il était difficile de prévoir a priori dans l’élaboration même des questions.
Des mutations extrêmement importantes
En effet, comme le montre bien Olivier Donnat, l’ère du numérique entraîne des mutations extrêmement importantes : davantage qu’une activité supplémentaire et spécifique, qui viendrait ajouter une simple concurrence temporelle, internet et les nouveaux équipements multifonctionnels agissent sur les autres pratiques, en ce qu’ils perturbent l’association traditionnelle entre un support et une activité. Avec internet, on peut lire, on peut écouter de la musique, regarder des films, avoir des pratiques artistiques amateurs (photographie, musique, vidéo, etc.). Avec un même objet, il est possible de téléphoner, photographier, écrire, etc. Sur les six ans que dure l’enquête 2, l’ordinateur et les activités qui y sont liées prennent une place prépondérante, sans qu’on puisse ici démêler les effets d’âge et les effets de génération, dus notamment à la baisse des coûts et à la généralisation progressive de l’équipement, voire du suréquipement. Utiliser un ordinateur est ainsi l’activité quotidienne qui, à 17 ans, arrive en tête (seules les filles d’ouvrier le placent en deuxième place, encore plus attirées par la musique que par l’ordinateur, puisqu’elles sont, à 17 ans, 69 % à en écouter tous les jours, et 64,5 % à faire de l’ordinateur quotidiennement) 5, et qui, avec l’écoute de la radio et de la musique, figure comme une activité emblématique de l’adolescence.
Dans le même temps déclinent la télévision, et les jeux autres que vidéo, trop connotés par la petite enfance. De même, la lecture quotidienne de livres, de bandes dessinées et, dans une moindre mesure, de magazines s’effrite. Si, dans la première enquête, 33,7 % des enfants avaient déclaré avoir lu un livre durant le week-end, dans l’enquête la plus récente, au même âge, 14 % disent lire un livre tous les jours ou presque. Il est difficile de comparer ces chiffres entre eux, et d’en déduire une évolution entre les deux enquêtes, mais quelle que soit la mesure, la pratique de lecture décroît au fur et à mesure des années d’interrogation (deux ans plus tard, 30 % pour la pratique hebdomadaire mesurée dans la première enquête, 9 % pour la pratique quotidienne mesurée par la deuxième enquête).
Est-ce à dire que la lecture disparaîtrait de l’univers des adolescents ? Dans l’enquête menée il y a quinze ans, certains indicateurs témoignaient, pour une part non négligeable des adolescents, de l’importance de cette activité : lire le soir avant de s’endormir (51 % des enfants en 3e, et 44 % en terminale), prêter ou emprunter des livres à ses copains (respectivement 48 % et 52 % des enfants) révèlent, par exemple, un attachement à la lecture. Ici encore, si les questions n’ont pas été reprises telles qu’elles, d’autres indicateurs permettent de mesurer ce qu’on pourrait appeler un investissement symbolique dans la lecture : ainsi, il était demandé aux enfants, pour chaque activité, si celle-ci leur manquerait « un peu », « beaucoup », ou « pas du tout », s’ils ne pouvaient plus la pratiquer. Les résultats, surtout quand on les compare à la place occupée par chacune des pratiques dans le palmarès de loisirs des adolescents, sont éloquents du statut qui leur est accordé, par ceux-là même qui les cultivent. Ainsi, la télévision, que 78,5 % des enfants regardent tous les jours à 15 ans, manquerait beaucoup à … 34 % des téléspectateurs. Pour la lecture de livres, au contraire, si 14 % des enfants déclarent lire tous les jours, 39,5 % de ceux qui lisent au moins une fois par mois ne peuvent imaginer ne plus lire...
Cette passion de la lecture
Ce sont sans doute les enquêtes dites de réception qui permettent le mieux, au-delà des mesures quantitatives le plus souvent déprimantes, de restituer un peu de cette passion de la lecture, et de sa nécessité, encore aujourd’hui, pour certains adolescents : l’enquête menée avec la Bibliothèque publique d’information auprès de collégiens et lycéens lecteurs de mangas 6 montre bien qu’à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, lire permet encore et toujours de tisser des sociabilités avec les pairs, par le jeu des échanges et des discussions, de création de pages spécialisées et de blogs. Pour ces adolescents lecteurs de manga, lire les mangas en général et tel titre en particulier leur permet de dire et de se dire de son âge et de sa génération 7. Lire des mangas sépare des parents et rapproche des pairs ; arrêter de lire Naruto, par exemple, sépare de l’enfance, et de soi enfant, pour accéder, avec d’autres titres, à l’adolescence. Choisir et afficher la lecture de tel ou tel genre 8 permet par ailleurs de contribuer à élaborer son identité de genre. Les propos des adolescents témoignent également comment, aujourd’hui encore, la lecture peut être une ressource contre l’adversité, comme l’a bien montré Michèle Petit 9. Tel enfant, grâce à la lecture de Naruto et à l’identification avec le personnage principal, a pu supporter d’être, comme le héros, ostracisé et mis de côté dans la cour de l’école primaire. C’est avec émotion et gratitude qu’il évoque ce titre, grâce auquel, au collège, il parvient enfin à se faire des copains, également lecteurs de Naruto. Telle autre a vécu la même expérience de sublimation de la solitude grâce à l’héroïne de Peach Girl, elle aussi mise à l’écart. Tel autre, au père absent, n’évoque que des héros abandonnés par leur père…
Enfin, dans cet espace de loisirs dominé, tant dans les pratiques que dans les attachements, par l’usage de l’ordinateur et par l’écoute de la musique, les goûts en matière de livres ont-ils évolué de façon radicale ? Dans les deux enquêtes, l’adolescent devait citer le titre du dernier livre lu. En 1993, les titres arrivant en tête des lectures sont Jamais sans ma fille, puis Germinal, Les dix petits nègres, La gloire de mon père, Le Grand Meaulnes, Le Horla, Vipère au poing, Un sac de billes, Croc-Blanc 10. En 2006, Harry Potter, Da Vinci Code, Eragon, Le monde de Narnia, Quatre filles et un jean, le Journal d’Anne Frank, Chair de poule 11, Le seigneur des anneaux, et Les orphelins Baudelaire. De même, à 17 ans, dans la première enquête, le palmarès place Candide en tête, puis L’étranger, Germinal, Le Rouge et le Noir, La peste, Madame Bovary, Les fleurs du mal… En 2008, Harry Potter, la « littérature classique », citée comme telle, Eragon, Gossip girl, Le parfum, L’étranger, Ensemble, c’est tout, Hésitation, Les chevaliers d’Émeraude, Mary Higgins Clark (citée également comme telle)…
Dans les deux enquêtes, la consigne stipulait de citer le dernier livre lu, « en dehors des bandes dessinées et des livres qu’il faut lire pour l’école ». Dans les deux cas, l’élaboration d’un palmarès réunissant les titres les plus cités ne doit pas faire oublier l’extrême dispersion des réponses : Harry Potter, quand il arrive en tête, ne rassemble que 7,5 % des adolescents ayant cité un titre 12. Le contraste est néanmoins saisissant entre les deux enquêtes : une prédominance des titres classiques dans le premier cas, et, dans la deuxième enquête, l’importance des séries, dont Harry Potter est bien évidemment l’exemple paradigmatique. L’engouement pour l’heroic fantasy, qui a dépassé le cercle très masculin des amateurs éclairés grâce aux adaptations cinématographiques du Seigneur des anneaux, est également marquant, ainsi que l’interférence entre la télévision, le cinéma et le livre : Grand galop, Gossip girl sont des séries télévisées, Hésitation est un des tomes de la saga Twilight, adaptée avec grand succès au cinéma. La littérature classique est citée comme un genre global, dont les titres ne valent plus par eux-mêmes. En quinze ans environ, les titres ne se concentrent donc plus sur le domaine patrimonial : affaiblissement de la place des classiques ou affaiblissement de la contrainte symbolique qui poussait, dans un questionnaire, à les citer, quand bien même la consigne stipulait de ne pas le faire s’ils avaient été lus dans le cadre scolaire ? Les deux phénomènes se conjuguent sans nul doute.
Tout change et rien ne change, semblerait-il : ainsi le cours de la scolarité, du collège au lycée, voit s’effriter les pratiques de lecture de livres. Mais le multi-équipement en appareils numériques, le nomadisme de ces appareils, la déferlante d’internet et des réseaux sociaux, la passion pour le multimédia ne sonnent pas le glas de la lecture, ni des enjeux identitaires et affectifs extrêmement forts qui continuent à y être investis. Certes, il y a davantage de probabilités que ce soit en lisant un manga ou le dernier tome de Twilight ou d’Harry Potter que Zola ou Balzac, tant le livre paraît, aujourd’hui encore davantage qu’il y a quinze ans, inséré dans les circulations entre différents médias, comme la télévision, le cinéma, et même, comme cela est déjà le cas, en bandes dessinées – par exemple pour les mangas –, l’internet et l’écran d’ordinateur. •
Août 2011