Avant-propos Les adolescents difficiles et ceux qui s’en préoccupent

Bertrand Ravon

Christian Laval

Ce numéro 59 des Cahiers de Rhizome est consacré à la prise en charge des adolescents dits « difficiles ». Apparue dans les années 1960 dans le champ de l’aide sociale à l’enfance, cette catégorie s’est élargie sous la plume de psys critiques intervenant dans des institutions du travail social à la fin des années 1970, avant de s’imposer comme problème public dans les années 1980-1990, au croisement de deux préoccupations : une approche sécuritaire centrée sur les comportements transgressifs voir violents, et une perspective de santé mentale attentive aux carences et/ou aux souffrances des jeunes. La prise en charge délicate de ces jeunes en « grande difficulté » est au cœur de nos recherches depuis quelques années[1]. Elle recouvre une grande diversité de situations : « jeunes vulnérables », « en errance », « en danger », « isolés », « précaires », « déviants », « incasables », « mineurs isolés étrangers (MIE) », « jeunes en rupture » et/ou « en souffrance », « en risque de marginalisation », ou plus récemment « radicalisés », etc. Nous n’avons pas à privilégier l’une ou l’autre de ces acceptions, car toutes sont traversées par une même préoccupation : comment prendre en charge des adolescents « sans solution de prise en charge » ? Comment les accompagner dans la durée, alors qu’ils sont « trimballés » entre les institutions scolaires, du travail social, de l’insertion et du médico-social, de la justice pour mineurs ou de la pédopsychiatrie ? Comment s’en préoccuper réellement alors qu’ils peuvent se trouver « bloqués » dans des établissements inadaptés ? Comme le résume Yanis Gansel, «l’adolescent est difficile car les professionnels se sentent impuissants (c’est là un élément de sa définition) et les professionnels se sentent impuissants car l’adolescent est difficile (c’en est une caractéristique essentielle)». Comme on pourra le lire au fil des articles et des entretiens qui composent ce numéro, la catégorie adolescents difficiles » rend compte d’une expérience collective et publique problématique, caractérisée par l’enchevêtrement de trois types d’épreuves, indissociables l’une de l’autre : la mésinscription adolescente ; l’ébranlement des identités professionnelles ; la difficile coordination interinstitutionnelle. Reprenons les, une par une.

Mésinscription adolescente

« Le monde est moche, injuste et dangereux ». Ainsi s’exprime un jeune dans ces Cahiers. « Marginal », « peace and love », puis « punk » : le refus d’entrer dans la société telle qu’elle se présente à certains jeunes, appartient à ces figures inscrites dans une généalogie politico-morale dont François Chobeaux nous rappelle qu’elle procède, depuis un demi-siècle - générations après générations - de gestes de rejet, de révolte ou de contestation de la société. Le fond de l’air actuel est toujours imprégné par ce récit du « no future ». Mais notons que cette rhétorique du « no future » est une expression offensive d’un mouvement plus souterrain que l’on propose de désigner sous le terme de mésinsciption.

Ce terme forgé par le psychanalyste Alain-Noël Henri (Henri, 2013) rend compte de la difficulté pour un sujet à habiter le monde, c’est-à-dire à identifier sa « place » dans une famille, un foyer, un réseau d’aide, un espace public, une communauté, et donne sens aux conduites d’évitement, de fugue, d’errance, de décrochage scolaire, voir des processus d’auto-enfermement dans des mondes réels ou virtuels. Cette mésinscription dé-symbolisante renvoie à une temporalité vulnérable, du fait de l’impossibilité d’entrer dans une trajectoire de perfectibilité, d’autonomie, de réussite. Elle est le produit de l’affaiblissement voire de l’impossibilité même d’étayages identificatoires, et particulièrement le produit de l’absence de « répondants » (ces correspondants sociaux de l’identification), ces garants - personnes, groupes ou institutions - qui « répondent de quelque chose pour quelqu’un » (Kaës, 2012). Sans ces répondants, pas de réseaux d’attachement qui rendent possibles les processus de subjectivation, et donc aucune inscription possible dans le monde en tant que sujet. Sur ce plan, les difficultés pour les adolescents à trouver des référents identificatoires est exemplaire des mutations de la seconde modernité. Et ce jusqu’au vertige destructeur comme le précise Farhad Khosrokhavar à propos des adolescentes radicalisées : « Dans une société hyper-sécularisée où rien ne semble plus relever du sacré, la seule sacralité qui résiste au nivellement est de type répressif, comme une forme d’archaïsation du sens pour parer au non-sens des relations sociales parfaitement désacralisées, voire profanées ».

L’expérience de la mésincription, co-extensive de la difficulté à trouver un lieu où l’adolescent puisse habiter et s’y construire une place, a transformé les manières de penser la question de l’adolescence. Dorénavant, les intervenants en charge de mettre en œuvre l’action publique en direction des jeunes en grande difficulté s’attachent moins à définir la notion d’adolescence comme un passage (âge de début et de fin, durée, caractéristiques), qu’à insister sur les multiples épreuves d’une phase de la vie de plus en plus longue, caractérisée par un parcours semé d’embûches. Dit autrement, les prises en charges se dessinent et se définissent au nom des problèmes (sanitaires, sociaux, éducatifs, judiciaires) rencontrés à l’âge adolescent : toxicomanie, conduites à risques, délinquance, troubles du comportement, décrochage ou rupture scolaire, insertion professionnelle impossible, maltraitance, souffrance psychique, etc. Parler d’« adolescents difficiles » plutôt que d’« adolescence difficile », c’est déjà centrer le regard sur les dynamiques individuelles de construction de soi, plutôt que de penser le phénomène à partir des caractéristiques propres à une classe d’âge. À ce propos, il est remarquable de noter l’incapacité des « adolescentologues » à nommer l’âge des dits « adolescents difficiles », tant celui-ci dépend des situations et de la manière de qualifier leur accession à l’autonomie. On le voit bien avec les mineurs isolés étrangers, pour lesquels, par définition, la fin des prises en charge est juridiquement fixée à leur majorité. Pour d’autres prises en charge, l’autonomie est envisagée dans ses dimensions normatives, avec un curseur fixé sur la capacité au self-government des jeunes exposés à la vie scolaire, urbaine, sexuelle, etc. ; les « adolescents difficiles » sont alors intégrés à la période classique de l’adolescence (13-16 ans). Lorsque par contre l’autonomie concerne l’habiter et l’insertion professionnelle, c’est la barrière des 21 ans, au-delà de laquelle les services d’accompagnement des jeunes majeurs ne peuvent plus intervenir, qui fixe l’âge du public. On le voit à travers ces exemples, c’est la qualité du parcours spécifique du jeune qui est évaluée, ou plus exactement sa capacité à tenir la sacrosainte injonction à l’autonomie qui lui est faite. Cette centration sur les parcours se joue au détriment d’une attention au corps des adolescents. Or, comme le rappelle Patrick Alécian, une définition rigoureuse de l’adolescence ne peut se passer de l’observation des mutations associées à la sexualisation du corps.

Des professionnalités bousculées

La catégorie d’« adolescents difficiles » désigne également la difficulté des intervenants à les prendre en charge et à les aider. Face à l’impossibilité de trouver un hébergement adapté, face à la violence de certains passages à l’acte, face à l’auto-destructivité de certains de ces adolescents, face à leurs « attaques incessantes du cadre », bref, face à des situations inextricables où l’incertitude sur ce qu’il s’agit de faire est communément partagée, le malaise des accompagnants est transversal à tous les corps professionnels concernés. Qu’il s’agisse des travailleurs sociaux de l’Aide sociale à l’enfance ou de la Protection judiciaire de la jeunesse, responsables de structures d’hébergements, chefs de services éducatifs, enseignants, psychiatres, psychologues, juges pour enfants, infirmiers, animateurs mais aussi en seconde ligne les cadres administratifs des associations, des hôpitaux ou même de l’Agence régionale de santé.

Si tous les professionnels sont affectés, ils traversent les épreuves avec des issues plus ou moins favorables. L’expérience, les statuts professionnels et les légitimités associées, la définition plus ou moins large des missions données, les marges de manœuvre vis-à-vis des autorités institutionnelles ou managériales, les ressources mobilisables dans le territoire d’intervention, l’existence d’étayages collectifs, les inscriptions dans des réseaux plus ou moins ouverts : ces différents contextes se combinent pour constituer des environnements de travail plus ou moins propices à l’exercice du métier. Cela dit, il s’agit de prendre toute la mesure de l’incertitude des agirs professionnels en la matière. Cette incertitude n’est pas seulement conjoncturelle, liée aux aléas de l’exercice d’un métier réputé impossible comme l’avait déjà souligné Freud. Elle est aussi et peut être surtout structurelle. D’une part, le contexte général de précarité de nos sociétés hypermodernes rend la tâche d’intégration des « adolescents difficiles » plus illusoire aujourd’hui qu’hier. D’autre part, le mouvement socio-historique profond de singularisation des prises en charge de la vulnérabilité à tous les âges de la vie et dans tous les compartiments du travail judiciaire, sanitaire, social ou éducatif, fait du parcours de vie (du parcours de santé, du parcours éducatif, du parcours professionnel, etc.) le cœur de l’action publique. On ne soulignera jamais assez les conséquences du point de vue du pilotage de cette transformation. Dorénavant situés au plus près du cheminement biographique des personnes en difficulté, les acteurs sont en permanence confrontés dans la définition de l’intervention qui convient aux ruptures, aux bifurcations, aux aléas des parcours. Le contrôle continu des trajectoires fait que les intervenants sont devenus plus que jamais perplexes pour définir convenablement les situations : « s’agit-il d’un adolescent ‘en danger’ ou ‘dangereux’ ? » se demande l’interne en psychiatrie qui le reçoit aux urgences ; « cet enfant relève-t-il du soin ou de l’éducatif ? » questionne le juge confronté à une demande de placement ; « faut-il protéger cet ado ou est-il nécessaire de le sanctionner ? » s’interroge tel ou tel chef de service éducatif qui cherche à « contenir » un adolescent violent et connu pour les maltraitances qu’il a pu subir plus jeune. La réponse à ces questions n’est plus inscrite dans le marbre des missions institutionnelles auxquelles émarge tel ou tel professionnel, mais se construit pour une grande part dans et par l’action. Indissociablement, il s’agit de rappeler que la centration des professionnels sur les parcours individuels est le produit d’une attention à une prise en charge globale et transversale des personnes, à l’encontre des découpages sectoriels antérieurs mais toujours existants. Prise en charge personnalisée et désectorialisation généralisée sont les deux faces de la même pièce. Autrement dit, l’extension des dispositifs de prise en charge territorialisés, pluridisciplinaires et interinstitutionnels mettant en réseaux les différents professionnels concernés est le pendant d’une prise en charge singularisée, centrée par une attention clinique sur les parcours individuels et leurs risques de rupture. Cette focalisation sur les parcours de vulnérabilité conduit les intervenants, quelles que soient leurs missions professionnelles, à se rapprocher des adolescents au plus près de leurs situations, mêlant de manière complexe, des problématiques socio-éducatives, médico-sociales, pédo-psychiatriques ou judiciaires. Ce qui fait qu’aujourd’hui, pour un même adolescent, différents dispositifs peuvent être mobilisés simultanément ou bien successivement au cours de son parcours. La spécificité du parcours tient dès lors à la dynamique d’emboîtement des dispositifs de prise en charge : comment par exemple on passe d’une problématique de « décrochage scolaire » à une problématique de santé mentale (conduite addictive par exemple), qui va être judiciarisée, etc.

C’est donc la trajectoire que prend le parcours de tel ou tel adolescent qui va mettre en réseau les professionnels de différentes disciplines. Ceux-ci se retrouvent avec des missions, des approches, des expériences différentes, mais penchés sur une même personne et un même parcours. Au-delà de la mission première, qui repose comme le rappelle François Chobeaux sur trois principes : « aller vers, accueillir inconditionnellement, accompagner au rythme des personnes », qui pilote l’action commune et où les décisions se prennent ? Qui assure la coordination entre les institutions concernées et dans quelle temporalité ?

Ces questions redoutables, inhérentes à tout travail en réseau, ont de quoi déstabiliser les professionnels les plus chevronnés ! Car elles posent des problèmes d’empiétement d’un domaine professionnel sur l’autre. Prenons l’exemple du diagnostic. Certes, des diagnostics sont avancés et même parfois des nouveaux termes sont rapatriés d’une aire culturelle lointaine. Ainsi en est-il du phénomène dit Hikikomori, notion désignant des adolescents et des jeunes adultes qui abandonnent leur scolarité pour rester dans leur famille, qui n’ont pas de projet professionnel, ne pensent pas se marier, ni avoir d’enfants, et ont en général très peu d’amis. Mais dans les cas les plus ordinaires, le diagnostic est surdéterminé par la perspective d’hébergement et/ou de placement. La question qui se pose est la suivante : où placer l’adolescent, en fonction de la problématique de sa situation mais aussi en fonction des lieux disponibles. Les désaccords sont nombreux dans les manières de cadrer la situation, d’une part parce que les appartenances disciplinaires (travail social éducatif ou soin psychiatrique) ne portent ni les mêmes missions ni les mêmes attendus (traverser un moment de crise, construire un projet à moyen terme, se poser, permettre une rupture avec le milieu…). Et comme l’incertitude sur ce qu’il convient de faire règne en maître, ces visions stratégiques s’énoncent sous forme de dilemmes. Les malentendus sont nombreux, surtout en cas de « clashs », de « crises » ou de situations dites d’urgence. Les professionnels concernés – qu’ils soient soignants ou éducateurs – n’ont alors d’autre choix que de relativiser le diagnostic ou plus précisément de l’inféoder en pratique aux enjeux qu’ils décèlent à propos des parcours des adolescents qu’ils ont en « partage ». Dans ce cas comme dans d’autres, les professionnels du travail social ou de la psychiatrie ne sont ni naïfs ni dupes. Ils ne craignent pas les diagnostics contradictoires, mais ils en soupèsent constamment les enjeux en termes d’orientation. Ils ont l’expérience de nombreux échecs de prises en charge antérieures, et savent en évaluer la portée stigmatisante. Ils ont compris, des deux côtés de la barrière du social et du soin, que le fait de porter tel ou tel diagnostic pouvait favoriser une voie praticable ou non. Mais s’ils ont conscience que le pari qu’ils prennent est incertain, ils peuvent l’admettre car l’enjeu transversal de toutes les orientations est de prévenir l’enfermement de l’adolescent dans un parcours irréversible. Par exemple, un placement en psychiatrie peut être acceptable si - et seulement si - il s’accompagne d’une promesse de sortie.

L’analyse que proposent Béatrice Deries et Roman Pétrouchine est à cet égard exemplaire. En l’absence d’un diagnostic partagé, c’est donc le « trouble de l’indication » pour reprendre leur terme qui prévaut. Passée la crise, et à condition de la disponibilité des uns et des autres à se repencher ensemble après-coup sur la situation pour s’accorder sur leurs désaccords persistants, les épreuves interprofessionnelles qu’ils narrent s’avèrent souvent disqualifiantes, mais peuvent être réfléchies collectivement, et assurer le maintien du travail en réseau. Du point de vue de l’identité professionnelle des uns et des autres, ce doute généralisé oblige à un mouvement de déspécialisation, comme si pour s’écouter, les différents professionnels devaient chercher, hors de leur spécialité, le diagnostic autour duquel s’entendre. Ainsi, il est fréquent d’assister à des glissements de tâches, au risque d’un empiétement sur la juridiction professionnelle de l’autre (c’est typiquement le cas du recadrage mainte fois entendu de psychiatres, qui face à des éducateurs prompts à saisir la dimension psychopathologique d’une situation pour donner des indications de protection, se voient vertement reprochés d’oublier la tâche primaire éducative de rappel à la loi). Or, il apparaît que le transfert de compétence d’un champ professionnel met en évidence que le travail de recentrage des professionnels sur leur métier, est une manière de garder une « prise » sur l’activité propre à chacun. En cas de diagnostics ambivalents, le réinvestissement sur les missions, les risques et les responsabilités par métier redevient indispensable, en premier lieu pour rendre compte de la spécificité de « son » travail auprès des interlocuteurs. Autrement dit, il s’agit paradoxalement, pour faciliter la coordination, de respécialiser le métier, c’est-à-dire comme le suggère Yannis Gansel, « de réassigner le cas à une catégorie normative (mineur en danger ou dangereux) et à une catégorie pratique (fugueuse ou délinquante) ».

Les risques d'une archipélisation de l'action publique

Plus la prise en charge est personnalisée, plus le travail en réseau s’étend avec son lot de malentendus et de dilemmes. Cette dynamique est particulièrement à l’œuvre dans les situations les plus critiques. « L’organisation de réunions avec les partenaires, les intersecteurs et les directeurs et responsables des unités, permet de formuler un état des lieux sur ce qui fonctionne ainsi que les attentes de chaque acteur. Ces rencontres interinstitutionnelles ont pour objectif d’améliorer le travail avec les services d’intersecteurs, notamment en cas de crises » témoigne une directrice de Protection judiciaire de la jeunesse. Peut-on dès lors parler de changement de paradigme dans l’approche du problème dont la coopération interinstitutionnelle serait la nouvelle clef de voûte ? Oui, sans aucun doute : l’extension des dispositifs interinstitutionnels à travers la France conjuguant approche sanitaire, pédagogique, éducative et judiciaire (Maison des adolescents, réseau jeunes en errance, dispositifs de lutte contre le décrochage scolaire, etc.) donnent à voir une action publique de plus en plus archipélisée. Ce mouvement général de démultiplication de dispositifs interinstitutionnels oscillants entre psychiatrie, contrôle social et répression fabrique de nouvelles catégories toujours plus spécifiques autour des « cas complexes », comme celle de mineur isolé étranger, ou plus récemment autour dudit phénomène de radicalisation de certains jeunes issus des quartiers d’exclusion. Dans l’un et l’autre cas, la clinique, par sa capacité à traiter des singularités souffrantes, forme le cadre transversal de perception et de traitement des situations sans pour autant arriver à en problématiser l’une de ses dimensions politiques essentielles, qu’on la nomme interculturelle, migratoire ou ethnique ; à l’instar de l’échec partiel de la Politique de la Ville et plus largement des politiques dites territoriales incapables d’intégrer dans leur logiciel les problématiques liés aux conséquences migratoires dans le temps intergénérationnel. La question se pose de savoir, au-delà de la sidération actuelle, où et comment monter en généralité cette question sans perdre la connaissance singulière des multiples lieux où les problèmes se traitent localement et collectivement. Socialiser le soin et mieux comprendre ce qui fait soin dans le geste éducatif, semble être une des voies fécondes. Cela équivaut à inventer de nouveaux paradigmes substitutifs de l’idéal stéréotypé de l’insertion qui demeure toujours le drapeau rassembleur de l’état social actif et surtout oser des expériences construites sur d’autres références (réduction des risques et des dommages notamment). De même, il devient indispensable d’institutionnaliser des espaces réflexifs et d’expérimentation (aujourd’hui tellement précaires) pour les adultes en charge afin de fonder de nouveaux rapports déhiérarchisés entre soin et éducation. Ces trois conditions fondent un socle minimal pour réinventer des institutions en phase avec les enjeux du temps présent.

Refonder une politique de la jeunesse?

L’avènement des « adolescents difficiles » comme problème public doit nous alerter sur la place que notre réalité politique octroie à la jeunesse. Depuis longtemps, les « cas complexes » que vient documenter cette catégorie ont été rapportés aux transformations socio-économiques (Mises, 1977) et à la « crise de société ».

Les « cas de plus en plus complexes » sont immanquablement étiquetés extrêmes. Mais, est-il possible de comprendre la nature d’une politique de la jeunesse à partir d’éléments qui se situent à sa marge, tout en sachant que l’ordinarisation du cas extrême peut mener tout droit à une politique sécuritaire. Autrement dit les « cas complexes » peuvent-ils être heuristiques et avoir une portée cognitive pour notre société et contribuer à la redéfinition d’une politique de la jeunesse ? Oui, s’ils favorisent la compréhension de la réalité de la jeunesse dans son ensemble qui n’est pas nécessairement incasable, radicale ou extrême comme on voudra.

Ce que nous apprend également la catégorie « adolescents difficiles », c’est la tendance lourde à se focaliser sur la vulnérabilité des parcours dans le but de trouver une place pour la vie dans la société. Il y a là une préoccupation majeure qui mériterait d’être interrogée à l’aune d’autres conceptions de l’adolescence. Ainsi, Cécile Van de Velde (Van de Velde, 2008) propose de construire un modèle sociologique des âges de la vie ; elle distingue quatre « idéaux types d’expériences de passage à l’âge adulte ». « Alors que, généralement, les Danois cherchent à « se trouver » (développement personnel), les Britanniques à « s’assumer » (émancipation individuelle) et les Espagnols à « s’installer » (installation matrimoniale), les Français veulent d’abord « se placer » (intégration sociale) ». Écrasés par ce qu’elle appelle « le poids du définitif », les jeunes français jouent leur vie pendant leur jeunesse et leurs études qui détermineront « de façon quasi définitive la future place sociale de l’individu ».

Notes de bas de page

[1] Pour les recherches publiées, voir la bibliographie. Deux recherches sont actuellement en cours : Ravon, B. et Zeroug-Vial, H. (dir.) La professionnalité à l’épreuve des adolescents difficiles. Enquête sur les pratiques de soutien aux professionnels. Centre Max Weber/ Orpsere-Samdarra. Convention CH Le Vinatier - Université Lyon 2, 2014-2016 et Gansel, Y. et Ravon, B. (dir.). Volet socio-anthropologique de l’étude : « Trajectoires cliniques et sociales des enfants et adolescents avec comportements perturbateurs : approche pluridisciplinaire des situations admises aux urgences pédiatriques et psychiatriques de la région Rhône-Alpes Auvergne. Étude pluridisciplinaire prospective multicentrique et longitudinale » (Y. Gansel, coord.), HCL, 2016-2018.

Bibliographie

Henri, A. N. (2013). Le migrant précaire comme objet mésinscrit. Rhizome « Le migrant précaire entre bordures sociales et frontières mentales », (48), 3-4.

Kaës, R. (2012). Le mal être. Dunod.

Laval, C. (dir.) (2003). Penser la vie psychique dans l’action éducative. Pour une clinique partagée (6). Études et Recherches : Éditions du CNFE-PJJ.

Mises, R. (1977). Problèmes posés par les adolescents difficiles. Journée d’étude de l’Aide sociale à l’enfance. L’information psychiatrique, 53 (2), 119-125.

Ravon, B. et Laval, C. (2014). De l’adolescence aux ‘adolescents difficiles’. In A. Brodiez, I. Von Bueltzingsloewen, B. Eyraud, C. Laval et B. Ravon (dir.), Vulnérabilités sociales et sanitaires. De l’histoire à la sociologie. Presses Universitaires de Rennes.

Ravon, B. et Laval, C. (2015). L’aide aux adolescents difficiles, chronique d’un problème public. Érès.

Van de Velde, C. (2008). Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe. Paris : PUF. In.

M. Boisson, C. Godot, S. Sauneronv et V. Kovess-masfety (dir.), La santé mentale l’affaire de tous pour une approche cohérente de la qualité de la vie (vol. 24, 2009). La documentation française.

 

 

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