Etre protégé d'une maladie, qu'on ait des anticorps ou non. En l'absence de traitement efficace et de vaccin spécifique, l'immunité collective représente un espoir de continuer à vivre normalement, sans mesures barrière ou distanciation sociale. Mais pour atteindre ce niveau de protection au sein d'une population contre une maladie, il faut que l'agent infectieux par lequel elle se déclenche ait assez circulé au sein des individus. Ce n'est qu'avec un certain nombre de personnes infectées et protégées grâce à des anticorps que la chaîne de transmission du virus peut-être cassée. Les scientifiques estiment qu'environ 65% de la population doit avoir été infectée par le SARS-CoV-2 pour atteindre ce niveau de protection. Une fois acquise, l'immunité collective permet de protéger les plus fragiles, donc les nouveaux-nés, les personnes âgées ou les personnes avec un système immunitaire déficient.
Principal inconvénient de l'immunité collective : passer par une phase où les contaminations sont très nombreuses
Au début de l'épidémie de SARS-CoV-2, la stratégie d'immunité collective a d'abord adoptée par certains pays, comme la Grande-Bretagne, les Pays-Bas ou encore la Suède. En théorie, cela implique de laisser le virus se propager, qu'un certain pourcentage de la population va tomber malade pour ensuite développer des anticorps. En parallèle, la vie sociale et économique du pays poursuit son cours. Mais l'adoption d'une stratégie d'immunité collective dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 a rapidement été critiquée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
"On peut parler théorie, mais pour l'instant nous sommes dans une situation où il faut agir. Nous n'en savons pas assez sur ce virus, il n'a pas atteint la population depuis assez longtemps pour savoir quels sont ses effets sur le plan immunologique", avait par exemple déclaré la porte-parole à la BBC. Principal inconvénient de l'immunité collective, elle implique, avant d'être atteinte, de passer par une phase où les contaminations sont très nombreuses. Une explosion de cas - et donc de cas graves - auxquels les systèmes de santé peuvent difficilement répondre. Des inquiétudes évoquées par Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé (DGS) lors de sa conférence de presse quotidienne du 23 avril 2020. "On ne peut pas se permettre d'avoir à chaque vague d'épidémie des milliers de morts, des milliers de personnes en réanimation", expliquait-il alors.
"Notre but est de protéger des vies"
En témoignent aussi les déclarations de Boris Johnson, le Premier Ministre britannique, qui expliquait le 12 mars aux britanniques qu'ils devaient s'attendre "à ce que bien plus de leurs proches meurent." Pas de mesures barrière, pas de distanciation sociale recommandée sinon l'autoconfinement pendant 7 jours pour les personnes présentant des symptômes. Et Patrick Vallance, le conseiller scientifique en chef de Boris Johnson, de marteler le lendemain, le 13 mars : "Il faut que la population acquière une certaine immunité." Aux Pays-Bas, la ligne est la même. Pas de confinement imposé. "Un confinement empêcherait, au contraire, l’immunisation et favoriserait le retour, plus tard dans l’année, du virus", expliquait Mark Rutte le Premier Ministre néerlandais.
Finalement, la stratégie d'immunité collective a vite été abandonnée par la Grande-Bretagne et les Pays-Bas. Dès le 15 mars, Matt Hancock, le ministre de la Santé britannique, affirme que "l’immunité collective n’est pas notre politique ni notre but. Notre but est de protéger les vies". D'après le Sunday Times, le basculement se serait opéré après la publication d'une étude de l'Imperial College de Londres, dont les modélisations prévoyaient 250.000 morts au Royaume-Uni avec la stratégie d'immunité collective. Au vu du nombre de cas graves pouvant potentiellement exploser, les Pays-Bas ont finalement, eux aussi, interdit les rassemblements publics, malgré l'impact de cette mesure sur l'économie du pays. "Cela frappera durement certains… mais nous n'avons pas le choix", avait alors expliqué le ministre de la Justice, Ferd Grapperhaus.
La Suède attend un bilan sur le long terme
La Suède reste l'un des seuls pays à espérer atteindre l'immunité collective à terme. Le pays a misé sur le civisme des citoyens, demandant aux personnes fragiles de rester chez elles. Les classes d'enfants de plus de 16 ans ont été fermées et les rassemblements de plus de 50 personnes ont été interdits. Mais les magasins et les restaurant sont restés ouverts. Aujourd'hui, la Suède enregistre plus de 4.500 décès, dont la moitié en maison de retraite. Un bilan bien plus lourd que ceux de ses voisins, comme la Norvège, la Finlande ou le Danemark, qui, eux, ont adopté des mesures de confinement et de distanciation sociale.
"Si nous devions rencontrer la même maladie avec tout ce que nous savons sur elle aujourd’hui, je pense que nous finirions par mettre en place quelque chose à la croisée entre ce qu’a fait la Suède et ce qu’a fait le reste du monde… Il y avait le potentiel pour faire mieux dans notre approche" expliquait l'épidémiologiste suédois Anders Tegnell lors d'une conférence de presse. Il estime que la part de population immunisée contre le virus à Stockholm s'élève à environ 25% des individus. Un chiffre très éloigné des 65% nécessaires à l'immunité collective.
"Un confinement participatif"
Le bilan de la Suède reste néanmoins meilleur que celui d'autres pays comme la France ou la Grande-Bretagne. Alors, quel bilan faut-il tirer de la stratégie suédoise d'immunité collective ? "En réalité, aucun pays n'a adopté la stratégie d'immunité collective, même pas la Suède. Elle est trop dangereuse : le nombre de lits en réanimation ne semble pas suffisant et la mortalité aurait été beaucoup plus élevée. Si vraiment la Suède avait visé l'immunité collective, elle aurait fait la promotion de 'corona parties' par exemple et aurait incité les habitants à se mélanger. La Suède a instauré un confinement participatif. Il a finalement eu le même retentissement sur leur économie que notre confinement imposé sur notre propre économie. La ligne de la Suède a été de dire qu'ils préfèrent une économie qui tourne à 25% qu'à 0%. Elle espère tout de même atteindre une immunité collective à terme", explique à Sciences et Avenir le professeur Antoine Flahault, expert en santé publique, directeur de l'Institut de santé globale de l'université de Genève, et ancien directeur de l'Ecole des hautes études de santé publique (EHESP).
Pour le spécialiste, le taux de mortalité de la Suède plus élevé que ceux de ses voisins ne s'explique pas uniquement par ses politiques plus souples pour lutter contre le Covid-19 mais aussi par sa géographie. "On sait que l'épidémiologie de la Covid-19 a été portée par les métropoles. Or Stockholm, la capitale de la Suède est trois fois plus dense en terme d'habitants qu'Oslo, la capitale de la Norvège et 4 fois plus dense qu'Helskinki, la capitale de la Finlande. Stockholm, c'est LA métropole du Nord et la densité de population a joué un rôle dans la transmission du virus."
Désormais, la Suède attend de récolter les fruits de sa politique sur le long terme. "Je pense que nous devrions attendre un an pour comparer les décès dans les différents pays, car les cas qui sont morts en Suède seront semblables à ceux que vous allez avoir lorsque vous lèverez le confinement. Vous aurez alors plus de décès, et au final je pense qu’ils seront à peu près les mêmes dans chaque pays. Vous remettez à plus tard ce qui va se passer. […]. Dans un pays occidental démocratique, on ne peut pas faire enfermer les gens pendant dix-huit mois", avance Johan Giesecke, médecin suédois et professeur émérite à l'Institut Karolinska de Stockholm dans l'émission Good Morning Britain.
Pas d'immunité collective en France non plus
En France, la part de la population française exposée au SARS-CoV-2 (et donc potentiellement immunisée contre le Covid-19) reste très faible. En témoignent les modélisations réalisées par des épidémiologistes français et publiés le mois dernier dans la revue spécialisée Science. Grâce aux données recueillies dans les structures hospitalières nationales, les scientifiques ont pu établir qu'au 11 mai, il y a environ un mois, seuls 3 millions de Français aurait pu être infectés par le SARS-CoV-2 (leurs estimations se situent entre 1,8 et 4,7 millions.)
Cela ne représente qu'entre 3 et 7% de la population potentiellement immunisée contre le Covid-19. Même dans les régions durement touchées par le coronavirus, comme le Grand Est, le taux de personnes qui pourraient avoir été exposées au SARS-CoV-2 n'atteint que 10%. Un résultat bien trop éloigné des 65% d'individus présentant des anticorps nécessaires pour établir une immunité collective. Si bien que l'équipe va même jusqu'à prédire un rebond de l'épidémie au sein de la population, qui ne possède pas les défenses immunitaires pour contrer le virus : "Nos résultats suggèrent […] que, sans vaccin, l'immunité collective ne suffira pas à éviter une deuxième vague à la fin du confinement."
Cette stratégie a-t-elle déjà fonctionné auparavant ?
Plusieurs épidémies ont déjà été endiguées grâce à l'immunité collective après la mise au point d'un vaccin, comme la variole. En inoculant le virus à une partie assez importante de la population (ce qui est le principe de la vaccination), tous les individus sont ensuite protégés. Chaque maladie possède un seuil d'inoculation qui lui est propre, appelé le "seuil d'immunité grégaire." Pour la variole, il s'établit à 85% de la population, comme pour la diphtérie. Pour la rougeole ou la coqueluche, le seuil est beaucoup plus haut, à 94% de la population. C'est ce qui explique que la rougeole réapparaît depuis plusieurs mois car beaucoup de parents refusent de faire vacciner leurs enfants. Un chiffre qui suffit à mettre en péril l'immunité collective.
Le Covid-19 pourrait, dans les années à venir, s'ajouter à cette liste de maladies infantiles. "A la fin des années 80, les pédiatres américains préconisaient des 'chickenpox parties' pour les enfants, des fêtes pour faire attraper la varicelle à son enfant. Ils considéraient cela comme une véritable alternative à la vaccination. Peut-être que dans 20 ans, la Covid-19 sera devenue une maladie infantile, comme la varicelle. Une maladie qui ne concerne plus que les enfants et pas spécialement dangereuse pour eux. On hésitera alors peut-être entre le vaccin contre le SARS-CoV-2 et une 'corona party' pour immuniser son enfant", explique le Pr. Antoine Flahault. Que ce soit grâce au vaccin ou grâce à la propagation naturelle du virus, l'immunité collective au SARS-CoV-2 aura très probablement été atteinte d'ici là.