I, IV
Les quatre haveurs venaient de s'allonger les uns au-dessus des autres,
sur toute la montée du front de taille. Séparés par les planches à crochets
qui retenaient le charbon abattu, ils occupaient chacun quatre mètres
environ de la veine; et cette veine était si mince, épaisse à peine en cet
endroit de cinquante centimètres, qu'ils se trouvaient là comme aplatis
entre le toit et le mur, se traînant des genoux et des coudes, ne pouvant se
retourner sans se meurtrir les épaules. Ils devaient, pour attaquer la
houille, rester couchés sur le flanc, le cou tordu, les bras levés et
brandissant de biais la rivelaine, le pic à manche court.
En bas, il y avait d'abord Zacharie; Levaque et Chaval s'étageaient
au-dessus; et, tout en haut enfin, était Maheu. Chacun havait le lit de
schiste, qu'il creusait à coups de rivelaine; puis, il pratiquait deux
entailles verticales dans la couche, et il détachait le bloc, en enfonçant
un coin de fer, à la partie supérieure. La houille était grasse, le bloc se
brisait, roulait en morceaux le long du ventre et des cuisses. Quand ces
morceaux, retenus par la planche, s'étaient amassés sous eux, les haveurs
disparaissaient, murés dans l'étroite fente.
C'était Maheu qui souffrait le plus. En haut, la température montait
jusqu'à trente-cinq degrés, l'air ne circulait pas, l'étouffement à la
longue devenait mortel. Il avait dû, pour voir clair, fixer sa lampe à un
clou, près de sa tête; et cette lampe, qui chauffait son crâne, achevait de
lui brûler le sang. Mais son supplice s'aggravait surtout de l'humidité. La
roche, au-dessus de lui, à quelques centimètres de son visage, ruisselait
d'eau, de grosses gouttes continues et rapides, tombant sur une sorte de
rythme entêté, toujours à la même place.
Il avait beau tordre le cou, renverser la nuque: elles battaient sa
face, s'écrasaient, claquaient sans relâche. Au bout d'un quart d'heure, il
était trempé, couvert de sueur lui-même, fumant d'une chaude buée de
lessive. Ce matin-là, une goutte, s'acharnant dans son oeil, le faisait
jurer. Il ne voulait pas lâcher son havage, il donnait de grands coups, qui
le secouaient violemment entre les deux roches, ainsi qu'un puceron pris
entre deux feuillets d'un livre, sous la menace d'un aplatissement complet.
Pas une parole n'était échangée. Ils tapaient tous, on n'entendait que
ces coups irréguliers, voilés et comme lointains. Les bruits prenaient une
sonorité rauque, sans un écho dans l'air mort. Et il semblait que les
ténèbres fussent d'un noir inconnu, épaissi par les poussières volantes du
charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur les yeux. Les mèches des
lampes, sous leurs chapeaux de toile métallique, n'y mettaient que des
points rougeâtres. On ne distinguait rien, la taille s'ouvrait, montait
ainsi qu'une large cheminée, plate et oblique, où la suie de dix hivers
aurait amassé une nuit profonde. Des formes spectrales s'y agitaient, les
lueurs perdues laissaient entrevoir une rondeur de hanche, un bras noueux,
une tête violente, barbouillée comme pour un crime. Parfois, en se
détachant, luisaient des blocs de houille, des pans et des arêtes,
brusquement allumés d'un reflet de cristal. Puis, tout retombait au noir,
les rivelaines tapaient à grands coups sourds, il n'y avait plus que le
halètement des poitrines, le grognement de gêne et de fatigue, sous la
pesanteur de l'air et la pluie des sources.
Zacharie, les bras mous d'une noce de la veille, lâcha vite la besogne
en prétextant la nécessité de boiser, ce qui lui permettait de s'oublier à
siffler doucement, les yeux vagues dans l'ombre. Derrière les haveurs, près
de trois mètres de la veine restaient vides, sans qu'ils eussent encore pris
la précaution de soutenir la roche, insoucieux du danger et avares de leur
temps.
- Eh! l'aristo! cria le jeune homme à Etienne, passe-moi des bois.
Etienne, qui apprenait de Catherine à manoeuvrer sa pelle, dut monter
des bois dans la taille. Il y en avait de la veille une petite provision.
Chaque matin, d'habitude, on les descendait tout coupés sur la mesure de la
couche.
- Dépêche-toi donc, sacrée flemme! reprit Zacharie, en voyant le
nouveau herscheur se hisser gauchement au milieu du charbon, les bras
embarrassés de quatre morceaux de chêne.
Il faisait, avec son pic une entaille dans le toit, puis une autre dans
le mur; et il y calait les deux bouts du bois, qui étayait ainsi la roche.
L'après-midi, les ouvriers de la coupe à terre prenaient les déblais laissés
au fond de la galerie par les haveurs, et remblayaient les tranchées
exploitées de la veine, où ils noyaient les bois, en ne ménageant que la
voie inférieure et la voie supérieure, pour le roulage.
Maheu cessa de geindre. Enfin, il avait détaché son bloc. Il essuya sur
sa manche son visage ruisselant, il s'inquiéta de ce que Zacharie était
monté faire derrière lui.
- Laisse donc ça, dit-il. Nous verrons après déjeuner... Vaut mieux
abattre, si nous voulons avoir notre compte de berlines.
- C'est que, répondit le jeune homme, ça baisse. Regarde, il y a une
gerçure. J'ai peur que ça n'éboule.
Mais le père haussa les épaules. Ah! ouiche! ébouler! Et puis, ce ne
serait pas la première fois, on s'en tirerait tout de même. Il finit par se
fâcher, il renvoya son fils au front de taille.
Tous, du reste, se détiraient. Levaque, resté sur le dos, jurait en
examinant son pouce gauche, que la chute d'un grès venait d'écorcher au
sang. Chaval, furieusement, enlevait sa chemise, se mettait le torse nu,
pour avoir moins chaud. Ils étaient déjà noirs de charbon, enduits d'une
poussière fine que la sueur délayait, faisait couler en ruisseaux et en
mares. Et Maheu recommença le premier à taper, plus bas, la tête au ras de
la roche. Maintenant, la goutte lui tombait sur le front, si obstinée, qu'il
croyait la sentir lui percer d'un trou les os du crâne.
- Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine à Etienne. Ils
gueulent toujours.
Et elle reprit sa leçon, en fille obligeante. Chaque berline chargée
arrivait au jour telle qu'elle partait de la taille, marquée d'un jeton
spécial pour que le receveur pût la mettre au compte du chantier. Aussi
devait-on avoir grand soin de l'emplir et de ne prendre que le charbon
propre: autrement, elle était refusée à la recette.
Le jeune homme, dont les yeux s'habituaient à l'obscurité, la
regardait, blanche encore, avec son teint de chlorose; et il n'aurait pu
dire son âge, il lui donnait douze ans, tellement elle lui semblait frêle.
Pourtant, il la sentait plus vieille, d'une liberté de garçon, d'une
effronterie naïve, qui le gênait un peu: elle ne lui plaisait pas, il
trouvait trop gamine sa tête blafarde de Pierrot, serrée aux tempes par le
béguin. Mais ce qui l'étonnait, c'était la force de cette enfant, une force
nerveuse où il entrait beaucoup d'adresse. Elle emplissait sa berline plus
vite que lui, à petits coups de pelle réguliers et rapides; elle la poussait
ensuite jusqu'au plan incliné, d'une seule poussée lente, sans accrocs,
passant à l'aise sous les roches basses. Lui, se massacrait, déraillait,
restait en détresse.
A la vérité, ce n'était point un chemin commode. Il y avait une
soixantaine de mètres, de la taille au plan incliné; et la voie, que les
mineurs de la coupe à terre n'avaient pas encore élargie, était un véritable
boyau, de toit très inégal, renflé de continuelles bosses: à certaines
places, la berline chargée passait tout juste, le herscheur devait
s'aplatir, pousser sur les genoux, pour ne pas se fendre la tête.
D'ailleurs, les bois pliaient et cassaient déjà. On les voyait, rompus au
milieu, en longues déchirures pâles, ainsi que des béquilles trop faibles.
Il fallait prendre garde de s'écorcher à ces cassures; et, sous le lent
écrasement qui faisait éclater des rondins de chêne gros comme la cuisse, on
se coulait à plat ventre, avec la sourde inquiétude d'entendre brusquement
craquer son dos.
- Encore! dit Catherine en riant.
La berline d'Etienne venait de dérailler, au passage le plus difficile.
Il n'arrivait point à rouler droit, sur ces rails qui se faussaient dans la
terre humide; et il jurait, il s'emportait, se battait rageusement avec les
roues, qu'il ne pouvait, malgré des efforts exagérés, remettre en place.
- Attends donc, reprit la jeune fille. Si tu te fâches, jamais ça ne
marchera.
Adroitement, elle s'était
glissée, avait enfoncé à reculons le
derrière
sous la berline; et, d'une pesée des reins, elle la soulevait et la
replaçait. Le poids était de sept cents kilogrammes. Lui, surpris, honteux,
bégayait des excuses.
Il fallut qu'elle lui montrât à écarter les jambes, à s'arc-bouter les
pieds contre les bois, des deux côtés de la galerie, pour se donner des
points d'appui solides. Le corps devait être penché, les bras raidis, de
façon à pousser de tous les muscles, des épaules et des hanches. Pendant un
voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe tendue, les poings si bas,
qu'elle semblait trotter à quatre pattes, ainsi qu'une de ces bêtes naines
qui travaillent dans les cirques. Elle suait, haletait, craquait des
jointures, mais sans une plainte, avec l'indifférence de l'habitude, comme
si la commune misère était pour tous de vivre ainsi ployé. Et il ne
parvenait pas à en faire autant, ses souliers le gênaient, son corps se
brisait, à marcher de la sorte, la tête basse. Au bout de quelques minutes,
cette position devenait un supplice, une angoisse intolérable, si pénible,
qu'il se mettait un instant à genoux, pour se redresser et respirer.
Puis, au plan incliné, c'était une corvée nouvelle. Elle lui apprit à
emballer vivement sa berline. En haut et en bas de ce plan, qui desservait
toutes les tailles, d'un accrochage à un autre, se trouvait un galibot, le
freineur en haut, le receveur en bas. Ces vauriens de douze à quinze ans se
criaient des mots abominables; et, pour les avertir, il fallait en hurler de
plus violents. Alors, dès qu'il y avait une berline vide à remonter, le
receveur donnait le signal, la herscheuse emballait sa berline pleine, dont
le poids faisait monter l'autre, quand le freineur desserrait son frein. En
bas, dans la galerie du fond, se formaient les trains que les chevaux
roulaient jusqu'au puits.
- Ohé! sacrées rosses! criait Catherine dans le plan, entièrement
boisé, long d'une centaine de mètres, qui résonnait comme un porte-voix
gigantesque.
Les galibots devaient se reposer, car ils ne répondaient ni l'un ni
l'autre. A tous les étages, le roulage s'arrêta. Une voix grêle de fillette
finit par dire:
- Y en a un sur la Mouquette, bien sûr!
Des rires énormes grondèrent, les herscheuses de toute la veine se
tenaient le ventre.
- Qui est-ce? demanda Etienne à Catherine.
Cette dernière lui nomma la petite Lydie, une galopine qui en savait
plus long et qui poussait sa berline aussi raide qu'une femme, malgré ses
bras de poupée. Quant à la Mouquette, elle était bien capable d'être avec
les deux galibots à la fois.
Mais la voix du receveur monta, criant d'emballer. Sans doute, un
porion passait en bas. Le roulage reprit aux neuf étages, on n'entendit plus
que les appels réguliers des galibots et que l'ébrouement des herscheuses
arrivant au plan, fumantes comme des juments trop chargées. C'était le coup
de la bestialité qui soufflait dans la fosse, le désir subit du mâle,
lorsqu'un mineur rencontrait une de ces filles à quatre pattes, les reins en
l'air, crevant de ses hanches sa culotte de garçon.
Et, à chaque voyage, Etienne retrouvait au fond l'étouffement de la
taille, la cadence sourde et brisée des rivelaines, les grands soupirs
douloureux des haveurs s'obstinant à leur besogne. Tous les quatre s'étaient
mis nus, confondus dans la houille, trempés d'une boue noire jusqu'au
béguin. Un moment, il avait fallu dégager Maheu qui râlait, ôter les
planches pour faire glisser le charbon sur la voie. Zacharie et Levaque
s'emportaient contre la veine, qui devenait dure, disaient-ils, ce qui
allait rendre les conditions de leur marchandage désastreuses. Chaval se
tournait, restait un instant sur le dos, à injurier Etienne, dont la
présence, décidément, l'exaspérait.
- Espèce de couleuvre! ça n'a pas la force d'une fille!... Et veux-tu
remplir ta berline! Hein? c'est pour ménager tes bras... Nom de Dieu! je te
retiens les dix sous, si tu nous en fais refuser une!
Le jeune homme évitait de répondre, trop heureux jusque-là d'avoir
trouvé ce travail de bagne, acceptant la brutale hiérarchie du manoeuvre et
du maître ouvrier. Mais il n'allait plus, les pieds en sang, les membres
tordus de crampes atroces, le tronc serré dans une ceinture de fer.
Heureusement, il était dix heures, le chantier se décida à déjeuner.
Maheu avait une montre qu'il ne regarda même pas. Au fond de cette nuit
sans astres, jamais il ne se trompait de cinq minutes. Tous remirent leur
chemise et leur veste. Puis, descendus de la taille, ils s'accroupirent, les
coudes aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans cette posture si
habituelle aux mineurs, qu'ils la gardent même hors de la mine, sans
éprouver le besoin d'un pavé ou d'une poutre pour s'asseoir. Et chacun,
ayant sorti son briquet, mordait gravement à l'épaisse tranche, en lâchant
de rares paroles sur le travail de la matinée. Catherine, demeurée debout,
finit par rejoindre Etienne, qui s'était allongé plus loin, en travers des
rails, le dos contre les bois. Il y avait là une place à peu près sèche.
- Tu ne manges pas? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet à la
main.
Puis, elle se rappela ce garçon errant dans la nuit, sans un sou, sans
un morceau de pain peut-être.
- Veux-tu partager avec moi?
Et, comme il refusait, en jurant qu'il n'avait pas faim, la voix
tremblante du déchirement de son estomac, elle continua gaiement:
- Ah! si tu es dégoûté!... Mais, tiens! je n'ai mordu que de ce
côté-ci, je vais te donner celui-là.
Déjà, elle avait rompu les tartines en deux. Le jeune homme, prenant sa
moitié, se retint pour ne pas la dévorer d'un coup; et il posait les bras
sur ses cuisses, afin qu'elle n'en vît point le frémissement. De son air
tranquille de bon camarade, elle venait de se coucher près de lui, à plat
ventre, le menton dans une main, mangeant de l'autre avec lenteur. Leurs
lampes, entre eux, les éclairaient.
Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le trouver joli,
avec son visage fin et ses moustaches noires. Vaguement, elle souriait de
plaisir.
- Alors, tu es machineur, et on t'a renvoyé de ton chemin de fer...
Pourquoi?
- Parce que j'avais giflé mon chef.
Elle demeura stupéfaite, bouleversée dans ses idées héréditaires de
subordination, d'obéissance passive.
- Je dois dire que j'avais bu, continua-t-il, et quand je bois, cela me
rend fou, je me mangerais et je mangerais les autres... Oui, je ne peux pas
avaler deux petits verres, sans avoir le besoin de manger un homme...
Ensuite, je suis malade pendant deux jours.
- Il ne faut pas boire, dit-elle sérieusement.
- Ah! n'aie pas peur, je me connais!
Et il hochait la tête, il avait une haine de l'eau-de-vie, la haine du
dernier enfant d'une race d'ivrognes, qui souffrait dans sa chair de toute
cette ascendance trempée et détraquée d'alcool, au point que la moindre
goutte en était devenue pour lui un poison.
- C'est à cause de maman que ça m'ennuie d'avoir été mis à la rue,
dit-il après avoir avalé une bouchée. Maman n'est pas heureuse, et je lui
envoyais de temps à autre une pièce de cent sous.
- Où est-elle donc, ta mère?
- A Paris... Blanchisseuse, rue de la Goutte-d'Or.
Il y eut un silence. Quand il pensait à ces choses, un vacillement
pâlissait ses yeux noirs, la courte angoisse de la lésion dont il couvait
l'inconnu, dans sa belle santé de jeunesse. Un instant, il resta les regards
noyés au fond des ténèbres de la mine; et, à cette profondeur, sous le poids
et l'étouffement de la terre, il revoyait son enfance, sa mère jolie encore
et vaillante, lâchée par son père, puis reprise après s'être mariée à un
autre, vivant entre les deux hommes qui la mangeaient, roulant avec eux au
ruisseau, dans le vin, dans l'ordure. C'était là-bas, il se rappelait la
rue, des détails lui revenaient: le linge sale au milieu de la boutique, et
des ivresses qui empuantissaient la maison, et des gifles à casser les
mâchoires.
- Maintenant, reprit-il d'une voix lente, ce n'est pas avec trente sous
que je pourrai lui faire, des cadeaux... Elle va crever de misère, c'est
sûr.
Il eut un haussement d'épaules désespéré, il mordit de nouveau dans sa
tartine.
- Veux-tu boire? demanda Catherine qui débouchait sa gourde. Oh! c'est
du café, ça ne te fera pas de mal... On étouffe, quand on avale comme ça.
Mais il refusa: c'était bien assez de lui avoir pris la moitié de son
pain. Pourtant, elle insistait d'un air de bon coeur, elle finit par dire:
- Eh bien! je bois avant toi, puisque tu es si poli... Seulement, tu ne
peux plus refuser à présent, ce serait vilain.
Et elle lui tendit sa gourde. Elle s'était relevée sur les genoux, il
la voyait tout près de lui, éclairée par les deux lampes. Pourquoi donc
l'avait-il trouvée laide? Maintenant qu'elle était noire, la face poudrée de
charbon fin, elle lui semblait d'un charme singulier. Dans ce visage envahi
d'ombre, les dents de la bouche trop grande éclataient de blancheur, les
yeux s'élargissaient, luisaient avec un reflet verdâtre, pareils à des yeux
de chatte. Une mèche des cheveux roux, qui s'était échappée du béguin, lui
chatouillait l'oreille et la faisait rire. Elle ne paraissait plus si jeune,
elle pouvait bien avoir quatorze ans tout de même.
- Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la gourde.
Elle avala une seconde gorgée, le força à en prendre une aussi, voulant
partager, disait-elle; et ce goulot mince, qui allait d'une bouche à
l'autre, les amusait. Lui, brusquement, s'était demandé s'il ne devait pas
la saisir dans ses bras, pour la baiser sur les lèvres. Elle avait de
grosses lèvres d'un rose pâle, avivées par le charbon, qui le tourmentaient
d'une envie croissante. Mais il n'osait pas, intimidé devant elle, n'ayant
eu à Lille que des filles, et de l'espèce la plus basse, ignorant comment on
devait s'y prendre avec une ouvrière encore dans sa famille.
- Tu dois avoir quatorze ans alors? demanda-t-il, après s'être remis à
son pain.
Elle s'étonna, se fâcha presque.
- Comment! quatorze! mais j'en ai quinze!... C'est vrai, je ne suis pas
grosse. Les filles, chez nous, ne poussent guère vite.
Il continua à la questionner, elle disait tout, sans effronterie ni
honte. Du reste, elle n'ignorait rien de l'homme ni de la femme, bien qu'il
la sentît vierge de corps, et vierge enfant, retardée dans la maturité de
son sexe par le milieu de mauvais air et de fatigue où elle vivait. Quand il
revint sur la Mouquette, pour l'embarrasser, elle conta des histoires
épouvantables, la voix paisible, très égayée. Ah! celle-là en faisait de
belles! Et, comme il désirait savoir si elle-même n'avait pas d'amoureux,
elle répondit en plaisantant qu'elle ne voulait pas contrarier sa mère, mais
que cela arriverait forcément un jour. Ses épaules s'étaient courbées, elle
grelottait un peu dans le froid de ses vêtements trempés de sueur, la mine
résignée et douce, prête à subir les choses et les hommes.
- C'est qu'on en trouve, des amoureux, quand on vit tous ensemble,
n'est-ce pas?
- Bien sûr.
- Et puis, ça ne fait du mal à personne... On ne dit rien au curé.
- Oh! le curé, je m'en fiche!... Mais il y a l'Homme noir.
- Comment, l'Homme noir?
- Le vieux mineur qui revient dans la fosse et qui tord le cou aux
vilaines filles.
Il la regardait, craignant qu'elle ne se moquât de lui.
- Tu crois à ces bêtises, tu ne sais donc rien?
- Si fait, moi, je sais lire et écrire... Ca rend service chez nous,
car du temps de papa et de maman, on n'apprenait pas.
Elle était décidément très gentille. Quand elle aurait fini sa tartine,
il la prendrait et la baiserait sur ses grosses lèvres roses. C'était une
résolution de timide, une pensée de violence qui étranglait sa voix. Ces
vêtements de garçon, cette veste et cette culotte sur cette chair de fille,
l'excitaient et le gênaient. Lui, avait avalé sa dernière bouchée. Il but à
la gourde, la lui rendit pour qu'elle la vidât. Maintenant, le moment d'agir
était venu, et il jetait un coup d'oeil inquiet vers les mineurs, au fond,
lorsqu'une ombre boucha la galerie.
Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin. Il s'avança,
s'assura que Maheu ne pouvait le voir; et, comme Catherine était restée à
terre, sur son séant, il l'empoigna par les épaules, lui renversa la tête,
lui écrasa la bouche sous un baiser brutal, tranquillement, en affectant de
ne pas se préoccuper d'Etienne. Il y avait, dans ce baiser, une prise de
possession, une sorte de décision jalouse.
Cependant, la jeune fille s'était révoltée.
- Laisse-moi, entends-tu!
Il lui maintenait la tête, il la regardait au fond des yeux. Ses
moustaches et sa barbiche rouges flambaient dans son visage noir, au grand
nez en bec d'aigle. Et il la lâcha enfin, et il s'en alla, sans dire un mot.
Un frisson avait glacé Etienne. C'était stupide d'avoir attendu.
Certes, non, à présent, il ne l'embrasserait pas, car elle croirait
peut-être qu'il voulait faire comme l'autre. Dans sa vanité blessée, il
éprouvait un véritable désespoir.
- Pourquoi as-tu menti? dit-il à voix basse. C'est ton amoureux.
- Mais non, je te jure! cria-t-elle. Il n'y a pas ça entre nous. Des
fois, il veut rire... Même qu'il n'est pas d'ici, voilà six mois qu'il est
arrivé du Pas-de-Calais.
Tous deux s'étaient levés, on allait se remettre au travail. Quand elle
le vit si froid, elle parut chagrine. Sans doute, elle le trouvait plus joli
que l'autre, elle l'aurait préféré peut-être. L'idée d'une amabilité, d'une
consolation la tracassait; et, comme le jeune homme, étonné, examinait sa
lampe qui brûlait bleue, avec une large collerette pale, elle tenta au moins
de le distraire.
- Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle d'un air de
bonne amitié.
Lorsqu'elle l'eut mené au fond de la taille, elle lui fit remarquer une
crevasse, dans la houille. Un léger bouillonnement s'en échappait, un petit
bruit, pareil à un sifflement d'oiseau.
- Mets ta main, tu sens le vent... C'est du grisou.
Il resta surpris. Ce n'était que ça, cette terrible chose qui faisait
tout sauter? Elle riait, elle disait qu'il y en avait beaucoup ce jour-là,
pour que la flamme des lampes fût si bleue.
- Quand vous aurez fini de bavarder, fainéants! cria la rude voix de
Maheu.
Catherine et Etienne se hâtèrent de remplir leurs berlines et les
poussèrent au plan incliné, l'échine raidie, rampant sous le toit bossué de
la voie. Dès le second voyage, la sueur les inondait et leurs os craquaient
de nouveau.
Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. Souvent, ils
abrégeaient le déjeuner, pour ne pas se refroidir; et leurs briquets, mangés
aussi loin du soleil, avec une voracité muette, leur chargeaient de plomb
l'estomac. Allongés sur le flanc, ils tapaient plus fort, ils n'avaient que
l'idée fixe de compléter un gros nombre de berlines. Tout disparaissait dans
cette rage du gain disputé si rudement. Ils cessaient de sentir l'eau qui
ruisselait et enflait leurs membres, les crampes des attitudes forcées,
l'étouffement des ténèbres, où ils blêmissaient ainsi que des plantes mises
en cave. Pourtant, à mesure que la journée s'avançait, l'air s'empoisonnait
davantage, se chauffait de la fumée des lampes, de la pestilence des
haleines, de l'asphyxie du grisou, gênant sur les yeux comme des toiles
d'araignée, et que devait seul balayer l'aérage de la nuit. Eux, au fond de
leur trou de taupe, sous le poids de la terre, n'ayant plus de souffle dans
leurs poitrines embrasées, tapaient toujours.