Batote (jammu-et-cachemire) de notre envoyée spéciale
Au fond d'une profonde gorge aux pentes boisées de pins, les eaux vertes de la rivière Chenab coulent désormais dans un boyau de béton, derrière les quatre premières marches géantes du barrage hydroélectrique de Baglihar. Sous la neige mouillée qui tombe sans interruption, 8 000 ouvriers répartis en deux équipes tournant toutes les douze heures s'activent.
"Depuis deux mois, tout s'est accéléré, affirme Sujjat Hussein, président du syndicat local, proche du Parti communiste (marxiste). Avant on travaillait sur les tunnels, les routes d'accès, des bâtiments pour les employés ; maintenant tout le monde est sur le barrage pour en accroître la hauteur." Celle-ci devrait au final être de 141 mètres. Cette accélération subite serait-elle due aux objections de plus en plus pressantes du Pakistan ? A Batote, le village le plus proche, certains Cachemiris en sont convaincus.
Pierre d'achoppement dans les difficiles relations indo-pakistanaises, le barrage de Baglihar a été au menu des récents entretiens, à Islamabad, entre les gouvernements des deux pays. Le Pakistan estime que la configuration de l'ouvrage viole le traité des eaux de l'Indus qui, depuis 1960, partage les rivières du bassin de l'Indus entre l'Inde - Bear, Sutlej et Ravi - et le Pakistan - Indus, Chenab et Jhelum. La Banque mondiale est signataire de ce traité. Et, en janvier, Islamabad a demandé son intervention après l'échec d'une série de réunions entre experts des deux pays.
"PLUS DE VINGT PROJETS"L'eau est une ressource rare dans la région, particulièrement au Pakistan qui, selon une étude parrainée par la Carnegie Fondation of New York, aura un déficit annuel en eau de 102 milliards de mètres cubes en 2025. La ressource fait l'objet de nombreux contentieux, mais c'est la première fois en quarante-trois ans - et malgré deux guerres entre l'Inde et le Pakistan - qu'un conflit sur le traité est soumis à un expert neutre. Les eaux du bassin de l'Indus sont vitales pour le Pakistan et, affirme le Dr Addam Nayyar, "le pays a besoin de la moindre goutte d'eau de la Chenab".
Islamabad demande de réviser la conception du barrage dont la hauteur et les portes inquiètent ses experts. L'un d'eux souligne que "l'Inde pourra retenir ou relâcher à sa convenance les eaux de la Chenab vers le Pendjab pakistanais".
Bras droit du ministre en chef de l'Etat du Jammu-et-Cachemire, sous contrôle indien, Naeem Akhtar conteste les objections pakistanaises. "Nous ne retiendrons pas les eaux, on les relâchera après deux ou trois jours, et la décharge sera la même." "Nous ne pouvons pas accepter de réduire la hauteur du barrage ou sa capacité, car il ne serait plus rentable pour nous, souligne M. Akhtar. Nous ne nous inquiétons pas du recours à la Banque mondiale. Notre principale préoccupation, c'est la construction du barrage."
Pour M. Akhtar, l'accélération récente des travaux est due seulement "au déblocage des fonds et à la clôture du montage financier de la première phase de l'opération, qui prévoit la production de 450 MW d'électricité au début 2006". Le coût de cette première phase se monte à 40 milliards de roupies (environ 950 millions de dollars). La deuxième partie du chantier, qui consiste à doubler la production pour un même montant, devrait s'achever en 2008-2009.
Même s'il affirme que le gouvernement du Jammu-et-Cachemire "ne demande pas l'abolition du traité des eaux de l'Indus", M. Akhtar souligne que des voix s'élèvent dans l'Etat pour en dénoncer les termes et souligner que celui-ci prive les Cachemiris de leur seule ressource, l'eau. Alors que toute l'électricité produite au Cachemire est exploitée par le gouvernement fédéral, le barrage de Baglihar est bizarrement le seul financé par le gouvernement local - ce qui permet à M. Akhtar de dire : "Si le Pakistan veut le bien-être des Cachemiris, qu'il nous laisse avoir ce barrage dont la production électrique sera réservée aux locaux."
Islamabad ne l'entend pas ainsi car, souligne un haut responsable, "nous ne voulons pas laisser l'Inde l'emporter aussi facilement, dans la mesure où plus de vingt projets sont prévus sur le bassin de la Chenab". Mais les Pakistanais, à en croire le Dr Nayyar, "sont encore traumatisés par les promesses rassurantes mais violées de l'Inde qui, le 1er avril 1948, avait fermé les robinets, privant Lahore d'eau potable". Selon cette vision, le contentieux actuel souligne le manque de sérieux de New Delhi pour résoudre les conflits avec son voisin. "La lettre du traité de l'Indus est peut-être respectée, mais, dans l'esprit, les Indiens se montrent hostiles", affirme un expert.
La lenteur et les réticences de l'Inde à fournir les détails techniques du barrage, l'accélération subite des travaux, la volonté de poursuivre les négociations au niveau bilatéral laissent à penser que les objections du Pakistan ne sont pas infondées.
Françoise Chipaux