Il en est de l'"esprit de mai" comme de ces expressions qui perdent leur sens au fur et à mesure que l'on oublie le contexte qui les a vues naître. Ce qui se produit à plus forte raison lorsque leur auteur omet - en tout ou en partie - de le rappeler. En l'espèce, la précision n'est pas inutile : si l'"esprit de mai" - dont Jean-Pierre Raffarin s'est si souvent réclamé depuis son arrivée à Matignon - a un sens, c'est de rappeler le contexte particulier du second tour de l'élection présidentielle.
Du second tour, et non du premier : s'il est désormais d'usage de les englober dans la même formule, on prenait soin, voici encore quelques mois, de distinguer clairement les deux "messages" adressés par les électeurs. Celui du 21 avril 2002 fut aisément compris, à droite, comme un besoin d'autorité et de sécurité. Ce camp allait avoir plus de mal à prendre en compte l'autre message, celui des 1er et 5 mai 2002, qui virent l'électorat de gauche - dans la rue puis dans les urnes - rallier massivement la candidature de M. Chirac pour faire barrage à Jean-Marie Le Pen.
Anticipant cette lame de fond qui allait créditer le président-candidat de plus de 82 % des suffrages exprimés, M. Raffarin indiquait, dans un entretien au Monde du 2 mai 2002, soit quelques jours avant sa propre nomination à Matignon : "Il nous faudra nous adresser à tous ces "nouveaux républicains", abstentionnistes du premier tour et jeunes en distance avec la politique, en les associant à notre action de modernisation de la France." M. Chirac renchérit au soir du 5 mai 2002, s'adressant, cette fois, quasi explicitement à la gauche : "Ce choix m'oblige comme il oblige chaque responsable de notre pays."
Par la suite, le premier ministre n'a eu de cesse, dans ses interventions publiques, de montrer que son gouvernement n'avait pas oublié les conditions dans lesquelles M. Chirac avait été réélu. M. Raffarin les a invoquées, pendant la campagne des législatives, pour se poser en "garant des valeurs de la République" face à l'extrême droite. Lors de sa déclaration de politique générale, prononcée le 3 juillet 2002, il a affirmé que son gouvernement était "originellement marqué par les deux grands messages de l'élection présidentielle : l'urgence d'une réponse aux attentes des citoyens et l'exigence du partage des valeurs républicaines".
Mentionné par le premier ministre, sous différentes formes, à l'occasion de la plupart des débats et des réformes engagés par le gouvernement - parmi lesquels la sécurité intérieure, les contrats-jeunes, l'élargissement européen, la lutte contre l'exclusion, la décentralisation ou encore l'intégration -, le "message" des électeurs du printemps 2002 s'est trouvé singulièrement dilué par la suite, rendant délicat tout audit en la matière.
M. Raffarin se prête à l'exercice dans son livre d'entretiens avec le journaliste Eric Mandonnet, publié le 30 avril (La France de mai, Grasset). "Fuir la polémique, ne pas surcommuniquer sur les mauvais résultats de l'audit des finances de la France, ne pas donner le sentiment d'un règlement de comptes, parler à tous les Français plutôt que les opposer, constituer un gouvernement avec des têtes nouvelles, l'ouvrir à la société civile, choisir l'autorité républicaine comme priorité" : telles sont, selon M. Raffarin, les "décisions" qui lui furent inspirées par le contexte de la présidentielle.
Ecartons le dernier point évoqué par le chef du gouvernement - la priorité accordée à "l'autorité républicaine" - qui est clairement une réponse au message du 21 avril 2002 et non à celui du 5 mai 2002. Retenons ce qui paraît constituer, dans l'esprit de M. Raffarin, les principaux signes adressés par son gouvernement pour tenir compte du rassemblement républicain du second tour. Signes et non pas "décisions", tant il apparaît qu'on reste là dans le domaine du symbole, sinon de la seule communication chère au premier ministre. "Fuir la polémique", "ne pas surcommuniquer sur", "ne pas donner le sentiment de", "parler à" : ces mots ne sont pas ceux de l'action politique ; tout au plus dessinent-ils les contours d'une attitude, qui se veut consensuelle et ronde : bref, conforme au tempérament de M. Raffarin et à l'image qu'il a cherché à donner de lui depuis un an.
PRUDENCE ET AMBIGUÏTÉIl reste la composition du gouvernement, qui s'est effectivement ouvert à plusieurs personnalités issues de la société civile. Encore peut-on s'interroger sur la portée réelle de cette innovation et, plus encore, sur son adéquation avec les aspirations des électeurs de gauche qui ont voté pour M. Chirac. Rares sont ceux, présume-t-on, qui jubilent parce que l'ancien coprésident d'Arcelor, Francis Mer, est à la tête de Bercy, ou que le philosophe Luc Ferry dirige l'éducation nationale.
On pourrait rétorquer que la réponse fournie par le premier ministre dans La France de mai n'est pas exhaustive. Et piocher, dans le bilan d'un an de gouvernement Raffarin, quelques mesures présentant les caractéristiques d'une relative ouverture. On s'apercevra bien vite que les gestes consentis l'ont été davantage par prudence politique que par réel souci de dépasser les clivages partisans. Il en a notamment été ainsi de tout ce qui fut destiné, de près ou de loin, à préparer le terrain à la périlleuse réforme des retraites, afin de ne pas "bloquer la société", selon les termes de M. Raffarin.
C'est finalement place Beauvau que l'ambiguïté aura persisté le plus longtemps. En indiquant notamment qu'il entendait ouvrir le débat sur la double peine, Nicolas Sarkozy avait paru vouloir emprunter un chemin original, au risque de dérouter les rangs de l'UMP. Sans doute le ministre de l'intérieur éprouvait-il alors le besoin de corriger sa propre image, que certains ont jugée trop "droitière" lorsqu'il briguait Matignon. Au vu du contenu de son projet de loi sur l'entrée et le séjour des étrangers, les choses paraissent être rentrées dans l'ordre ; tout au moins dans celui qui est plus traditionnellement réclamé à droite (Le Monde du 29 avril).
Au demeurant, la marge de manuvre du premier ministre, si tant est qu'il ait réellement voulu dépasser les clivages partisans, était étroite. Pour deux raisons : la première est que l'écrasante majorité de députés UMP, devant laquelle le gouvernement peut être appelé à engager sa responsabilité, n'est guère encline à multiplier les signes à l'intention de l'électorat de gauche ; la seconde est que le premier ministre ne fait qu'appliquer à la lettre le programme qui était celui de Jacques Chirac pendant sa campagne électorale, et dont les orientations ont été fixées, par définition, avant l'élection présidentielle. Ainsi doit être relativisée l'influence d'un quelconque "esprit de mai" sur l'action du gouvernement. Ceux qui voient dans la réaffirmation des clivages partisans le meilleur antidote face au péril de l'extrême droite ne pourront que s'en féliciter.
Jean-Baptiste de Montvalon