Dans les années 1990, pour braver l'interdit frappant toute coquetterie, leurs aînées se coiffaient de manière ridicule, roulant leurs cheveux en une sorte de banane au sommet du crâne, de manière à les laisser apparaître sous le voile islamique obligatoire. Une grande partie des jeunes et des moins jeunes femmes de Téhéran riraient aujourd'hui de cette supposée audace. Leurs manteaux n'ont plus rien à voir avec la tenue longue et sombre réglementaire. De la taille d'une saharienne, elles jouent des couleurs les plus vives, du vert pistache au rouge grenat, se marient au voile souvent bariolé qui laisse échapper une frange ici, une tresse là. Les sandales à talons hauts accompagnent les jeans et autres pantacourts, et les sacs à main pailletés n'ont rien à envier à ceux que l'on trouve cet été dans les boutiques de Paris, de Londres ou d'ailleurs. Propriétaire d'une chaîne de boutiques de prêt-à-porter à Téhéran, l'homme préfère rester discret sur son identité, parce qu'on ne sait jamais ce que réserve l'avenir. Dans la vitrine de l'une de ses boutiques, la nouvelle mode est à l'honneur. " Le mouvement s'est fait imperceptiblement depuis huit ans, dit-il, et ce ne sont pas seulement les plus jeunes filles qui l'achètent. Toutes veulent des vêtements près du corps. Les mensurations changent, les tailles sont plus petites. Les femmes prennent soin de leur ligne."
Ce n'est là que l'expression visible de la libéralisation introduite à petites doses au fil des deux mandats du président sortant, Mohammad Khatami. Le climat social s'est détendu, la parole s'est libérée, un climat de tolérance s'est installé, etles Iraniens espéraient qu'avec l'élection d'un nouveau président, ils pourraient au moins conserver ces acquis, faute d'en engranger d'autres. Aussi est-ce tout cela et une plus grande ouverture sur le monde qu'une grande partie des Iraniens, hommes et femmes, craignent de voir se dissoudre si l'ultra-conservateur maire de Téhéran, Mahmoud Ahmadinejad, l'emporte au second tour de l'élection présidentielle, vendredi 24 juin.
Commencée lundi, la campagne de l'entre deux tours de l'élection présidentielle a été courte - elle devait s'achever jeudi matin. Mais bien plus que la précédente, elle a été l'occasion d'une mobilisation aussi inédite qu'acrimonieuse des camps qui se sont formés autour des deux candidats en lice, l'ancien président Ali Akbar Hachémi Rafsandjani et Mahmoud Ahmadinejad.
Il n'est point jusqu'aux ministères et à des personnalités officielles qui, renonçant à la neutralité et à la réserve qu'exige leur statut, n'aient répliqué sèchement à M. Ahmadinejad, prenant ainsi, directement ou implicitement, position en faveur de son concurrent. Ils répondaient aux accusations lancées par le candidat ultraconservateur, qui se défend pourtant de tout extrémisme et se veut seulement fidèle à l'esprit de la révolution islamique. M. Ahmadinejad a, en effet, accusé le ministère des affaires étrangères de flancher devant l'Occident et de " faire machine arrière" sur le dossier nucléaire, avant même de s'asseoir à la table des négociations. Et le maire de Téhéran de brandir la menace de cesser les importations iraniennes pour faire pression sur les Occidentaux, afin qu'ils " admettent les droits légitimes de l'Iran". Quant au ministère du pétrole, dont le titulaire a déjà pris franchement position pour M. Rafsand-jani, il a été accusé par Mahmoud Ahmadinejad d'être au service d'une " famille" et d'un " gang politique", dans une allusion aux intérêts que la famille Rafsandjani détient dans l'industrie pétrolière.
RISQUES DE FRAUDES
Le ministère de l'intérieur a dit redouter de nouvelles fraudes, notamment l'achat de voix, laissant entendre qu'elles pourraient être le fait des partisans du maire de Téhéran. Et Hassan Rohani, secrétaire du Conseil de sécurité nationale, a mis en garde ses concitoyens contre le retour de la " terreur" des premières années de la révolution, lorsque les adversaires politiques étaient liquidés à tour de bras. SMS et anecdotes pas toujours de très bon goût circulent aussi dans les deux camps, manière de discréditer l'adversaire.
Mathématiquement, à en juger d'après les multiples appels lancés aux Iraniens pour qu'ils votent massivement, vendredi, en faveur du candidat Rafsandjani dans le but de faire barrage à son concurrent, l'ancien président devrait jouir d'un apport sensible de suffrages par rapport au premier tour. " Pour nous c'est un peu le duel Chirac-Le Pen au second tour de la présidentielle française de 2002", disent parfois les Iraniens. Le Front de la participation, qui soutenait des candidats malheureux - le réformateur Mostapha Moïn, l'autre réformateur Mohsen Mehralizadeh, l'ancien président du Parlement Mehdi Karroubi - ; le Bureau pour la consolidation de l'unité, principal syndicat étudiant - qui avait appelé au boycottage du premier tour - ; le Mouvement de la liberté de l'Iran, interdit mais toléré ; des dizaines de personnalités des arts et des lettres, ainsi que plusieurs éditorialistes, pour ne citer que ceux-là, ont directement pris position en faveur de M. Rafsandjani, qui n'était pas leur premier choix. Même le président sortant a lancé un appel à une prise de conscience nationale contre l'extrémisme. Il n'a nommé personne mais chacun aura compris.
Il reste à savoir si les Iraniens répondront présents pour assurer le succès de M. Rafsandjani.
Mouna Naïm