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L'EVALUATION DES SEQUELLES COGNITIVES
DES TRAUMATISES CRÂNIENS DANS LE CADRE DE L'EXPERTISE :
QUELS TESTS CHOISIR ?
Jean-Michel MAZAUX *
Chef de service adjoint du service de médecine physique et
de réadapation du CHU de Bordeaux
Professeur de médecine physique et de réadaptation à l'Université
de Bordeaux
Expert Judiciaire près la Cour d'Appel de Bordeaux
Les fonctions cognitives correspondent aux opérations mentales qui
nous permettent de percevoir, connaître et comprendre le monde extérieur, d’en
formuler des représentations (notamment verbales), et d'agir sur lui. Leurs troubles
représentent la séquelle principale des traumatismes crâniens. Dans les
formes légères à modérées, ils diminuent la qualité de
vie des blessés, perturbent leurs contacts sociaux, et ont une influence négative
sur leur activité professionnelle. Dans les formes les plus sévères, ils
compromettent l'insertion professionnelle et la vie sociale, mais aussi la vie domestique et
personnelle lorsque ces personnes ont besoin d'être stimulées et guidées dans
tous les actes de la vie courante. Enfin, les séquelles cognitives sont très
souvent associées aux troubles du comportement, et pour bien des auteurs, elles en
représentent la cause principale. Leur évaluation est donc très importante
dans le cadre de l'expertise, notamment pour déterminer l'Incapacité Permanente
Partielle.
Or cette évaluation est difficile. Les troubles cognitifs sont plus
discrets que les troubles du comportement, et bien souvent le patient n'en a qu'une conscience
partielle, et ne s'en plaint pas. On a parlé à leur sujet de handicap invisible.
Souvent effectuée en temps limité, l'expertise risque de prendre en compte
principalement les séquelles physiques et les troubles du comportement, et de sous-estimer
les troubles cognitifs, peu accessibles au seul examen clinique.
A la suite d’un traumatisme crânien, les troubles concernent
principalement l'attention, les capacités perceptives, la mémoire, le langage, les
fonctions visuo-constructives et les fonctions exécutives. Dans le cadre de l'expertise,
on peut proposer une investigation préliminaire, exploratoire, effectuée par
l'expert lui-même, et une investigation complémentaire, effectuée par un
sapiteur neuropsychologue à l'aide de tests psychométriques.
Investigation exploratoire
Après le recueil des plaintes, l'expert peut
effectuer un examen neuropsychologique informel, ou mieux standardiser sa démarche avec
des outils spécifiques.
Le Document Européen d'Evaluation des Traumatisés
Crâniens EBIS de Brooks, Truelle et coll. comporte 32 items consacrés aux
déficiences neuropsychologiques et comportementales.
* Groupe Handicap & Cognition EA 487, Université Bordeaux
2 e.mail : jean-michel.mazaux@chu-bordeaux.fr
Les questions sont simples, à réponse
souvent dichotomique, et explorent l'orientation temporo-spatiale, la mémoire verbale, les
capacités d'apprentissage, le langage, les praxies constructives, et les fonctions
exécutives.
L'Echelle Neurocomportementale NRS-R de Levin, Mazaux et Vanier, est elle
aussi bien adaptée à la problématique de l'expertise. Elle comporte 29
variables cotées à partir d'un entretien dirigé standardisé. Des
questions explorent les plaintes cognitives, la conscience des troubles, l'état
psychologique et émotionnel du patient, ainsi que ses motivations. Quelques tests
très simples et rapides explorent également l'attention, la mémoire et les
fonctions exécutives. La sévérité des troubles est cotée
à l'aide d'un guide détaillé sur une échelle ordinale en :
troubles absents, discrets, moyens ou sévères.
Investigation complémentaire
S'il en a le temps et la formation, l'expert peut tout
à fait pratiquer lui-même des tests psychométriques. Mais il est souvent plus
aisé de faire appel à un neuropsychologue habitué à l'exploration des
troubles cognitifs des adultes. Plusieurs types d’outils sont disponibles :
- des tests, c'est-à-dire des situations standardisées
où l'on explore la capacité d'effectuer devant l’examinateur une tâche
cognitive, dans des conditions contrôlées réduisant l'influence des autres
variables et des autres fonctions cognitives ;
- des questionnaires, adressés au patient lui-même et/ou
à son entourage, qui évaluent les aptitudes cognitives en général, ce
qui permet d'en évaluer le retentissement sur la vie courante ;
- des check-lists, structurées comme les questionnaires, mais
cotées de façon dichotomique oui-non, présence ou absence du trouble ;
- des échelles ordinales, à plusieurs degrés de
réponse, généralement cotées à partir d'un entretien
standardisé.
On peut également distinguer parmi les outils de la
neuropsychologie :
- des évaluations globales, ou batteries, qui s'intéressent
à une fonction cognitive dans son ensemble,
- des tests spécifiques d'une fonction, ou même d'un
aspect particulier d'une fonction,
- et des évaluations écologiques, permettant de
recueillir les informations dans des situations proches de la
vie quotidienne.
Quels tests utiliser ?
1. Evaluation psychométrique de l'efficience intellectuelle
générale
Une altération massive de l'efficience intellectuelle est rare
dans le traumatisme crânien. Elle est caractéristique du syndrome de démence
post-traumatique. Bien plus souvent, on observera une altération légère,
réduisant l'efficience du blessé dans les tâches complexes, notamment de la
vie sociale et professionnelle. Le sujet donne l'impression d'être ralenti, de comprendre
avec difficulté, il faut s'adresser à lui en termes simples, parfois
répéter les questions. Les réponses manquent parfois de cohérence
avec l'interrogation. Sur le plan des tests, le célèbre Mini Mental Status de
Folstein peut être utilisé, mais il est a priori plus adapté au
dépistage de la maladie d'Alzheimer qu'au repérage des troubles cognitifs
post-traumatiques. L'outil de référence reste l'Echelle d'Intelligence de Wechsler
pour Adultes WAIS, périodiquement révisée, et pour laquelle existent des
milliers de données de référence. Le Quotient Intellectuel Verbal est
habituellement mieux conservé que le Quotient Performance. Cependant, comme tous les
tests, la WAIS ne donne qu'une performance instantanée, ici et maintenant, qu'il faut
relativiser en fonction des capacités intellectuelles antérieures supposées.
On peut également utiliser les Progressive Matrices de Raven.
2. Troubles d'attention
L'attention n'est pas une fonction homogène. Ses troubles se
manifestent cliniquement chez les traumatisés crâniens par un ralentissement
psychomoteur et cognitif, une distractibilité, des difficultés à faire deux
choses à la fois, une fatigabilité cognitive. On peut évaluer l'attention
avec le Trail Making Test et le Stroop Test, tous deux sensibles aux phénomènes
d'interférence, avec le Test des Barrages de Zazzo, le Subtest d'Appariement
Chiffres-Symboles de la WAIS. La Batterie Informatisée TEA, conçue par Zimmermann
et Firm, est plus longue à faire passer, mais documente spécifiquement chaque
composante cognitive de l'attention.
L'héminégligence est une forme très
particulière de troubles attentionnels, localisée à la moitié de
l'espace visuel, le plus souvent le gauche. L'héminégligence n'est pas très
fréquente chez les traumatisés crâniens. Elle s'explore par les tests de
barrage (de lettres ou de signes, tel que le Test des Cloches) ou par le test de Zazzo, ou par le
test de bissection de lignes de Schenkenberg.
3. Troubles d'orientation, de mémoire et d'apprentissage
Ces troubles sont très fréquents chez les
traumatisés crâniens.Les troubles d'orientation prédominent à la phase
précoce. On peut les évaluer avec la version française du Galveston
Orientation and Amnesia Test de Levin et coll. Un score inférieur à 75/100 à
ce test montre que le blessé est encore en période d'amnésie
post-traumatique évolutive, avec désorientation temporo-spatiale, amnésie
antérograde pour les faits survenus depuis l'accident, et même quelquefois
amnésie rétrograde.Il n’est pas recommandé d’effectuer des tests plus
détaillés à ce stade.
Aux phases plus tardives, la mémoire de travail, dont les relations
avec les troubles attentionnels et dysexécutifs sont étroites, est
évaluée par le PASAT de Gronwall et Wrightson, le compte à rebours de
Folstein, ou les plus classiques empans de chiffres. Les troubles de mémoire
épisodique et d'apprentissage peuvent être recherchés en mémoire
verbale et en mémoire visuelle. Pour la mémoire verbale, on utilisera
principalement le test de Grober et Buschke ou mieux la version française du California
Verbal Learning Test. Pour la mémoire visuelle, la Figure Complexe de Rey reste l'outil de
référence. L'Echelle Clinique de Mémoire de Wechsler, périodiquement
révisée, et la Batterie d'Efficience Mnésique BEM 144 conçue par
Signoret donnent une évaluation plus globale, évaluant simultanément la
mémoire verbale et la mémoire visuelle, et les différents stades de l'acte
de mémoire : acquisition, stockage, rappel libre, rappel indicé, reconnaissance. Le
traumatisme crânien peut en effet affecter sélectivement l'une ou l'autre de ces
composantes, donc l’expert doit les considérer une par une. Des évaluations de la
métamémoire et des capacités de mémorisation en conditions
écologiques sont aussi développées.
4. Activités visuo-constructives
Pour des raisons neuro-anatomiques, les troubles visuo-constructifs
sont relativement rares au stade séquellaire, du moins dans des formes massives. Outre les
tests explorants l'héminégligence, on peut utiliser la Figure Complexe de Rey, en
copie, pour rechercher une apraxie constructive. Des tests plus fins, utiles par exemple chez des
blessés en activité professionnelle, peuvent montrer des troubles plus subtils de
l'appréciation des distances, de la profondeur, de la vision tridimensionnelle, de
l'orientation de lignes dans l'espace.
5. Langage et communication
Pour les mêmes raisons, l'aphasie est rare dans le traumatisme
crânien. On l'évalue avec les tests d'aphasie classiques : Boston Diagnostic Aphasia
Examination, version française par Mazaux et Orgogozo ; Protocole Montréal-Toulouse
MT 86, de Nespoulous, Lecours et coll.
Indépendamment de l'aphasie, des troubles des comportements de
communication : style langagier, attitudes et postures vis à vis de l'interlocuteur,
non-respect de l’alternance des tours de parole, digressions, excès de familiarité
ou de distance, etc... sont souvent observés. Malheureusement, il n'existe pas à
l'heure actuelle de protocole standardisé et validé en français pour les
évaluer.
Les dysarthries, ou troubles de la parole, sont également
fréquentes, et souvent associées aux troubles de la voix (dysphonies).Leur
évaluation peut nécessiter un examen phoniatrique.
6. Troubles des fonctions exécutives
Ces troubles correspondent à la composante cognitive du
syndrome frontal post-traumatique. Ils sont impliqués dans la formulation de projets et
d'intentions, la planification et l'engagement dans l'action, le contrôle de son
exécution, et la vérification du résultat. Les troubles sont plus
marqués pour les actions nouvelles, inconnues et complexes, que pour les activités
routinières et familières, qui sont habituellement conservées. Parmi les
tests cognitifs classiques, citons de nouveau le Stroop Test et le Trail Making Test, qui
explorent principalement la résistance aux interférences, le Wisconsin Sorting Card
Test, qui explore la capacité à changer de stratégie et à deviner les
intentions de l'examinateur, le Test de La Tour de Londres qui explore les capacités de
planification et de résolution des problèmes. Wilson, Alderman et Burgess ont
également développé une batterie d'évaluation du syndrome
dysexécutif BADS.
Parmi les tests écologiques, citons le Test des Commissions Multiples
de Shallice, et les tests de repérage d'itinéraires.
7. Métacognition
Les troubles de la conscience de soi, accompagnés
d'irréalisme des projets, sont caractéristiques des traumatisés
crâniens graves présentant un syndrome frontal post-traumatique. Ces patients ne se
plaignent de rien, ils déclarent à l’expert que pour eux tout va bien. La
confrontation de l'opinion du blessé et de son entourage est souvent un moyen de les aider
à mieux se comprendre et à évaluer objectivement les troubles de la
métacognition en vue de l'expertise. Peu d’outils standardisés sont disponibles. On
peut utiliser le Questionnaire de Mémoire dans la Vie Quotidienne de Van der Linden, ou la
Patient Competency Rating Scale de Prigatano.
Synthèse et interprétation
L'évaluation des fonctions cognitives dans le
traumatisme crânien ne se limite évidemment pas à la pratique des tests
psychométriques que nous venons de citer. Des erreurs d'interprétation peuvent se
produire, liées aux tests ou liées au sujet.
Parmi les erreurs et difficultés liées aux tests, citons le
manque de sensibilité, de spécificité, de reproductibilité de l'outil
de mesure, et les problèmes de validité liés à
l'interdépendance des fonctions cognitives. Il faut aussi se méfier des tests
comportant un score additif, qui masque potentiellement les problèmes de l'une ou l'autre
de ses composantes, et vérifier la validité écologique de l'outil de mesure.
Les tests sont en général étalonnés en référence
à des normes, mais on doit s'interroger sur le concept de norme et de standard dans le
domaine cognitif et comportemental. Parmi les difficultés et erreurs
d'interprétation liées au sujet, l'influence de l'âge, du sexe et du niveau
d'éducation est habituellement prise en compte par le calcul de notes standard à
partir des notes brutes. Mais il faut aussi tenir compte quelquefois de l'influence de la culture
et de la langue maternelle, et du contexte médical (fatigue, traitements). La simulation
est une préoccupation fréquente des experts. On peut en effet donner volontairement
de fausses réponses à un questionnaire. Mais, à moins d’être
diplômé en médecine ou en psychologie et bien connaître les tests, on
ne peut pas les maquiller, car leur progression et leur structure obéissent à une
logique interne, de sorte que des erreurs volontaires se repèrent tout de suite. Lorsqu’on
craint une attitude de simulation, il vaut donc mieux utiliser des tests que des questionnaires.
On sera plus souvent en difficulté pour interpréter les résultats chez un
sujet dépressif, du fait de l’inhibition que la dépression exerce sur la cognition.
De même, une anxiété importante peut être responsable de troubles
attentionnels, ou plus rarement, de mémoire.
On le voit, à l’issue des tests, il faut en effectuer soigneusement la
synthèse, le regroupement logique et l'interprétation en fonction des
données anamnestiques, des styles de vie et des conduites antérieures du sujet. Il
faut également tenir le plus grand compte des variables affectives et comportementales,
qui inter-agissent avec les troubles comportementaux. Au total, l'évaluation est une
synthèse globale du fonctionnement mental, comme souvent le tout représente plus
que l'addition de ses parties. La confrontation du bilan cognitif et des données de
l'entretien psychiatrique est dans ce domaine un atout précieux.
N.B. Des informations complémentaires sur
les troubles cognitifs post-traumatiques et les références
des tests cités peuvent être consultées dans
: F. Cohadon, J.P. Castel, E. Richer, J.M. Mazaux, H. Loiseau. Les
traumatisés crâniens, de l'accident à la réinsertion,
2ème édition, Paris, Arnette 2002.
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