LES conservateurs du Louvre forment une caste à part, puissante, fermée et un peu mystérieuse. Ame de collectionneur dans une tête de savant, ce sont des érudits, très spécialisés, volontiers élitistes, formés à l'histoire de l'art et recrutés après un concours extrêmement sévère. Leur travail ne se voit guère, hors les expositions. Ils s'en moquent.
Leur métier, c'est d'étudier, d'entretenir, d'enrichir les collections. Puis de présenter leurs découvertes à la communauté scientifique, éventuellement au public. Leur bonheur, c'est la recherche pure. Pour le comprendre, il faut les prendre au nid, c'est-à-dire dans leurs salles, et hors du tohu-bohu. Justement, ce vendredi est jour de fermeture pour l'Egypte antique.
Guillemette Andreu, conservateur en chef, nous guide, aimable, mais un peu réticente. Nous l'avons surprise dans son étroit bureau encombré de livres et de moulages. Elle peaufinait un catalogue raisonné sur les stèles de la collection - qu'il faut scruter, traduire, situer. Un boulot de longue haleine qu'elle n'arrive pas à finir.
Cette année, elle a surtout préparé une grande exposition obtenue par les sponsors japonais en contrepartie de leur aide pour réaménager la salle de la Joconde. Un pensum. Elle a dû batailler ferme pour ne pas dégarnir le musée de ses chefs-d'oeuvre ni expédier des pièces trop fragiles ; puis surveiller les transports, notamment celui d'une stèle de 800 kg remontée à dos d'hommes de la crypte ; là elle " a souffert", dit-elle - pour la stèle, pas pour les hommes... " La difficulté, soupire Guillemette, est d'arriver à maintenir un niveau scientifique de pointe malgré une activité quotidienne tournée de plus en plus vers le public, la gestion des salles, les expositions, les prêts." Alors faire, en plus, l'initiation d'une nigaude de journaliste...
Au pied de l'escalier monumental, trois gardiens " font la grappe" (bavardent) devant une rangée de sphinx. Leurs paroles résonnent dans le hall aménagé à la manière d'un temple avec colonnes, colosses et statues hiératiques. On songe à Tintin, dans Les Cigares du pharaon, mais on le garde pour soi. N'ajoutons pas le sacrilège à l'intrusion. Nous sommes seules, enfin presque.
Dans un coin sombre, un homme scrute une statue à la lumière d'un spot halogène, un cahier dans une main, une loupe dans l'autre. Guillemette s'excuse. Décidément nous dérangeons. Mais l'homme sourit. Christophe est un collègue. Il prépare une recension de la statuaire du Nouvel Empire. " Les jours de fermeture, c'est une bénédiction pour nous !", dit-il. Aujourd'hui il en profite pour réexaminer une figure d'aspect redoutable : la déesse Sekhmet, tête de lionne sur corps de femme, taillée dans une pierre noire, lisse. Jadis, elle était peinte, on voit encore des traces rouges autour de la bouche. Il faut bien regarder. " Moi-même je l'ai découvert longtemps après."
Longtemps ? Voilà treize ans, quatorze ans, qu'il travaille sur ce catalogue, avoue-t-il. Entre-temps il y a eu les dérangements du Grand Louvre, plus une année passée à remonter les réserves du sous-sol. " Il faut se hâter lentement", plaisante Christophe, paraphrasant le " Festina lente" des humanistes - qui va comme un gant aux conservateurs. Mais il a " fait une découverte" : une statue, entrée en 1938, qu'on croyait abîmée par l'âge et le transport, était en fait un " fantôme". On frémit de curiosité. Hélas, rien ne distingue un " fantôme" d'un pharaon ébréché, sinon que, mort avant d'avoir régné, on lui a cassé bras et jambes, exprès, il y a 3 300 ans.
" Vous avez eu une vision idéale du travail du conservateur, commente Guillemette en repartant, seul dans une salle, devant sa statue, en train de faire son catalogue..." L'autre vision idéale nécessiterait des moyens que nous n'avons pas, ce sont les fouilles. De ce point de vue, les égyptologues sont " très gâtés". Christophe est chef de chantier dans la région de Louxor. Elle-même, tous les ans, passe un mois dans la vallée de Deir el-Medineh, explorée par les Français depuis 1920.
Contrairement à l'idée reçue, le département ne doit " rien à la campagne de Bonaparte", insiste Guillemette. Mais beaucoup aux partages de fouilles qui étaient la règle jusqu'en 1952. Le retour aux sources ne permet plus d'enrichir les salles mais d'approfondir les connaissances. Il en va de même pour les autres départements d'antiquités.
Combien le Louvre recèle-t-il de ces trésors ? La question prend de court. La spécialiste du patrimoine, elle-même hésite, additionne. Il y a les oeuvres exposées (35 000), plus les dessins (145 000) qu'on ne voit que sur rendez-vous, plus les réserves des huit départements - dont certains accumulent des morceaux de céramiques d'intérêt strictement scientifique. 7 500 peintures, 45 000 antiques.... Le résultat tombe : " de 250 000 à 300 000 pièces environ", sans compter celles en dépôt dans les musées de province.
Une collection vertigineuse, amassée depuis plus de 500 ans, d'abord par les princes puis, au nom de la nation, par les conservateurs, aidés des archéologues et des mécènes - mélange des genres unique au monde.
Le noyau est constitué dès le XVIe siècle par François Ier, entiché d'art " contemporain" : Vinci, Raphaël, Michel-Ange, etc. Ses 39 chefs-d'oeuvre (dont la Joconde) sont encore aujourd'hui les favoris du public. Louis XIV, mécène avisé et boulimique, accumule, lui, plus de 2 000 tableaux ( dont la plupart des Poussin du Louvre), des statues, ainsi qu'une collection de 5 562 dessins - qui forment le fonds du cabinet actuel.
En 1793, le Muséum hérite de cette galerie princière à laquelle s'ajoutent vite les saisies révolutionnaires et le butin des guerres. Le Louvre devient un outil politique à la gloire de l'Empire. Napoléon Bonaparte place à sa tête un de ses futurs barons : Dominique Vivant Denon, le père de tous les conservateurs. Ce touche-à-tout, dessinateur-écrivain-diplomate va réunir, en quelques années, la plus fabuleuse collection qui fut jamais : l'Apollon du Belvédère, les primitifs italiens, les Chevaux de Saint-Marc, et bien d'autres joyaux entrent au Louvre en grande pompe. Hélas ! en 1815, il faut rendre le fruit des rapines. Vivant Denon fait de la résistance et parvient, par ruse et négociation, à garder une centaine de chefs-d'oeuvre - dont Les Noces de Cana, jugées trop grandes, Giotto qui n'intéressait guère, et des antiques.
Dons, legs, fouilles et acquisitions de collections regarnissent vite les salles. La mode est aux civilisations antiques. C'est le temps des grands archéologues, des savants bourlingueurs. Après la Grèce et Rome, en 1826, l'Egypte entre au Louvre par... les murs. L'époque ne recule devant rien : le monumental Sphinx de Tanis ne passe pas les portes, Jean-François Champollion lui fait tailler une brèche sur mesure dans la façade ! Vingt ans plus tard, après la découverte du palais assyrien de Khorsabad, la Mésopotamie arrive en force, avec les gigantesques taureaux ailés à tête d'homme qui font la fierté de tous.
Les princes participent à l'effort, de façon inégale : Louis XVIII cède au Louvre la Vénus de Milo qu'on lui a donnée, mais Louis-Philippe, moins scrupuleux, se contente d'y " exposer" les 450 chefs-d'oeuvre espagnols qu'il a collectionnés pendant son règne. La famille d'Orléans les récupérera après la révolution de 1848 pour les disperser aux enchères, à Londres. Un épisode douloureux, resté d'autant plus vif dans la mémoire collective que cette perte n'a jamais pu être comblée.
Le Second Empire ouvre l'ère des grands mécènes. La passion du collectionneur a gagné toute la société. A l'instar des princes et des banquiers, de simples citoyens comme Charles Sauvageot, musicien d'orchestre - qui servit de modèle à Balzac pour écrire Le Cousin Pons -, ou le bon docteur La Caze, accumulent des richesses qu'ils lèguent au musée pour leur assurer l'éternité. En 1897, le patriotisme aidant, est fondée la Société des amis du Louvre, qui, recueillant cotisations et dons, reste à ce jour l'allié le plus sûr et le plus discret des conservateurs.
Chaque département creuse son sillon et accumule des pièces, ici, pour compléter une série, là, pour ouvrir de nouvelles pistes. Celui des antiques, passe ainsi des statues aux vases avant de s'intéresser aux Etrusques. Celui des peintures, dès l'origine riche en oeuvres italiennes et flamandes, explore l'art anglais, scandinave - et espagnol, hélas ! Les antiquités orientales écument le Proche-Orient, le Levant, puis l'Asie. Quand l'espace manque, on crée des " boutures" : le Musée Guimet (en 1932) recueille les trésors asiatiques ; l'Orangerie, puis le Musée d'Orsay (inauguré en 1986), les oeuvres postérieures à 1850.
Aujourd'hui encore, le fabuleux patrimoine reste vivant, s'enrichit sans cesse. Car, après la recherche, le second grand bonheur des conservateurs est l'acquisition. Couronnement d'années d'études, de contacts et de traque, elle satisfait leur instinct accumulateur comme leur goût encyclopédique. " C'est l'activité pivot, explique le chef du département des peintures, quand on achète une oeuvre, on l'étudie, si besoin on la restaure, puis on l'expose. Cela a des conséquences sur toute la vie du musée."
La procédure est stricte et s'apparente à un steeple-chase. Après avoir déniché l'oeuvre, il faut s'assurer qu'elle n'a pas été volée. Beaucoup sont proposées par des collectionneurs. Les conservateurs n'ont pas le droit de faire des expertises, ils négocient sur un prix offert. Parfois, emportés par l'" instinct de chasse" ils oublient leur légendaire prudence. En témoignent les mésaventures du Gentilhomme sévillan, une toile de Murillo achetée sans en vérifier l'origine. La mise en examen qui a suivi a été levée, mais a traumatisé la profession.
Puis il faut trouver les fonds - parfois très vite.Vu les sommes en jeu (un dessin de Michel Ange peut atteindre 1 million d'euros) l'appui des Amis du Louvre ne suffit plus toujours. Reste le mécénat d'entreprise. Les mécènes traditionnels sont peu exigeants : la joie de voir leur collection sacralisée, l'honneur de figurer sur la liste des donateurs historiques inscrite en lettres d'or sur les murs de la rotonde d'Apollon, leur suffisent amplement.
Les entreprises, plus sponsors que vrais mécènes, n'agissent pas par patriotisme benêt, mais pour soigner leur image et profiter des avantages fiscaux (60 % du don est déduit des impôts). Leur générosité se négocie âprement. Elles préfèrent les opérations spectaculaires, assurées d'une bonne publicité, et exigent des contreparties qui peuvent atteindre l'équivalent de 25 % du don (en sus des largesses du fisc) : prêts d'oeuvres, entrées, soirées ou catalogues gratuits, inscription de leurs sigles sur les guides, les affiches, les salles, etc.
Les conservateurs s'en accommodent, pourvu qu'on leur laisse les mains libres - ce qui n'est pas toujours le cas. En acquérant une oeuvre, on la protège des dégradations, de l'oubli, des modes, plaident-ils, et on enrichit le patrimoine national. Les fonds rassemblés, reste à en convaincre les huit départements réunis au sein d'une commission d'examen - test redouté -, puis, second barrage, les membres d'un conseil national des musées.
Toutes ces épreuves franchies, le conservateur comblé n'est pas encore complètement sorti d'affaire. Après avoir étudié l'objet de ses désirs sous toutes les coutures, reste à l'exposer. Entrent en scène les services techniques dits de muséographie : il faut choisir le cadre, le socle, ou le support, l'éclairage ad hoc.
Pour clore la quête, il faut enfin lui trouver une place. Là, ça se gâte, surtout pour les oeuvres importantes. Les salles, les réserves débordent déjà. Et les intérêts supérieurs du musée ne coïncident pas toujours avec la logique des collections. Pour offrir un hall à la Joconde, il a fallu par exemple prendre des libertés avec la chronologie, " ce qui est toujours un crève-coeur, pour un conservateur", note un responsable. Il en ira bientôt de même pour la Vénus de Milo, dont le déménagement bouleversera, jusqu'en 2006, l'activité de quatre départements, sans compter la logistique, la surveillance. Les coordinations sont houleuses.
Longtemps, les conservateurs ont fait la pluie et le beau temps. Le directeur, désigné par ses pairs, n'était qu'un grand baron parmi les autres. Tout a changé lorsque le Louvre a pris son autonomie, en 1993. Le directeur, choisi par le pouvoir, devenait un vrai patron. Nommé en 2001, Henri Loyrette n'était pas issu du Louvre ; il venait du Musée d'Orsay, beaucoup plus petit et considéré comme une sorte d'annexe. Les débuts ont été rudes " J'ai mis deux ou trois ans à me poser", admet-il.
Cette succession, suivant les bouleversements du Grand Louvre et coïncidant avec un changement de génération, a déclenché une crise. Outre les départs à la retraite, les démissions se sont succédé parmi l'encadrement - le chef du département des peintures, le directeur financier et celui de l'auditorium (avec leurs adjoints), les trois quarts des cadres de la muséographie. " A quoi sert toute cette machinerie si c'est pour produire du vent ? Le bilan institutionnel est bon, pas le bilan intellectuel" grogne un opposant. Un exemple ? Les expositions : " On fait de l'accrochage !" Voire.
L'exposition est une passion qui rassemble toute la " ville Louvre" et fait oublier les querelles. Pour les conservateurs, c'est parfois la consécration. Guillemette Andreu parle encore avec émotion, de celle qu'elle a conçue, en 2002 - " 450 000 visiteurs en trois mois et demi." Aujourd'hui, des collègues mettent la dernière main à l'exposition " Faïences". On file aussitôt vers la salle en chantier.
Devant les vitrines ouvertes, s'activent une vingtaine de personnes, tous âges et toutes responsabilités confondus. Nul affolement pourtant. Ni gestes brusques ni cris, on croirait un ballet bien réglé. On tremble en voyant deux hommes en bleu forer un trou à quelques centimètres d'amulettes vieilles de 5 000 ans, l'un maniant la perceuse, l'autre le pinceau - pas question de laisser un grain de poussière dans les vitrines. Monique, responsable des installateurs, nous rassure ; les techniciens d'art ne cassent jamais, " c'est impossible, on doit maîtriser tout ce qu'on fait".
Une femme de ménage est là aussi, chiffon à la main, et deux gardiens. Donato, le graphiste, et son aide posent les " cartels" (étiquettes) - relus par des agrégés de lettres, nous précise-t-on.
Geneviève Pierrat, l'égyptologue, est débordée, mais radieuse. Cette exposition est l'aboutissement de dix ans de travail scientifique, plus deux ans de préparation, confie-t-elle, avant de détailler avec amour les pièces beiges, vertes ou bleu vif (selon leur degré d'érosion), alignées sur les étagères. Des gourdes de Nouvel An, ornées de voeux, des figurines en forme de singes, enfantines, grotesques, de curieuses boules peintes dont on ignore l'usage. Un ravissant hippopotame miniature. " Celui-là, s'excuse-t-elle, je ne sais pas de quand il date. Mais s'il fallait se priver de montrer ce sur quoi on hésite ! Il faut rester humble devant l'histoire de l'archéologie."
Véronique Maurus