par Tahar Ben Jelloun
CE n'est plus le désert qui avance, ce sont des hommes et des femmes qui arpentent les sables, guidés par une lumière illusoire, et qui, au bout du parcours, finissent par se jeter contre des barrières en fil de fer barbelé. Certains bricolent des échelles avec des roseaux, d'autres escaladent ce mur mouvant pieds et mains nus. Le vent fait des trous dans ces frontières qu'enjambent des Africains avec force et détermination, quitte à perdre la vie. C'est que leur vie a été saccagée, ils veulent la changer, ils veulent sauver celle de leurs enfants restés au pays. Ils ont eu le temps d'apprivoiser la mort.
Au-delà du choc des images et de l'émotion, cette nouvelle désespérance non seulement nous parle mais vient jusqu'à nous, Européens bien lotis, enfants gâtés de la démocratie. Que nous dit-elle ? Simplement que l'Afrique, ou plus précisément ce qu'est devenu ce continent riche et passionnant, est notre avenir. Ce chaos nous guette, nous envoie des messages. A nous de les décoder et d'en tenir compte, c'est-à-dire mesurer la gravité du problème et l'ampleur de ses conséquences.
La décolonisation non seulement a été bâclée, mais sabotée un peu partout où des richesses naturelles ont attisé tant d'appétits. Le pillage de l'Afrique s'est affiné au point de devenir un système parallèle, où les rôles sont bien distribués. Moins les Etats sont organisés, plus le pillage est aisé. Un Etat de droit bien installé ne fait pas l'affaire des sociétés qui prétendent investir en Afrique. En fait, les infrastructures, comme les routes par exemple, sont proposées à des entreprises étrangères dont le comportement renforce le système de la corruption, des malversations et de l'inefficacité. On donne d'une main et on récupère de l'autre. Il faut arrêter cette hypocrisie qui va dans le sens des liaisons malsaines entretenues à l'égard de cette Afrique jeune et nouvelle par les anciens colonisateurs. Résultat : des pays sont condamnés à une sorte de clochardisation. Des cerveaux fuient, des jeunes bacheliers prennent la route de l'immigration sauvage, la caste dirigeante, militaire ou civile, est maintenue au pouvoir selon des calculs vicieux dont le but est de garantir les intérêts du protecteur.
Déjà, au début des années 1960, René Dumont, cet homme du terrain visionnaire, alertait le monde avec un livre pamphlet au titre brutal, L'Afrique est mal partie. Il avait des intuitions fortes ; plus personne, aujourd'hui, ne s'aviserait de le contredire. Non seulement elle est mal partie, mais elle n'est arrivée nulle part, si ce n'est dans des cimetières que remplissent quotidiennement et généreusement l'épidémie de sida et autres malédictions comme la famine ou la guerre. D'autres diraient qu'elle est arrivée dans l'espace de l'oubli, là où plus aucun regard ne se pose, plus aucune oreille n'entend. Un territoire aussi sec que le désert, aussi blanc que la mort qui rafle les enfants avec nonchalance et ironie.
Le monde a pratiquement accepté que des millions d'Africains disparaissent dans l'indifférence. Et l'on s'étonne de voir quelques milliers d'hommes et de femmes traverser, à pied, le désert de plusieurs pays et se diriger vers une frontière avancée en terre africaine, pleine de trous, et donnant sur une terre européenne.
Ces hordes affamées qui marchent des jours et des mois, ces ombres échappées à la nuit, ces voyageurs perdus dans le temps viennent frapper à nos portes, dignement, et font le geste avec la main pour dire la faim. Certains ont été dépouillés par des passeurs, véritables mafieux, ont poursuivi leur marche infinie. Ces " gens de la périphérie, habitants des faubourgs de l'histoire (...), ces commensaux non invités, passés par l'entrée de service de l'Occident, ces intrus qui arrivent au spectacle de la modernité au moment où les lumières vont s'éteindre", comme l'a écrit Octavio Paz à propos des Latino-Américains qui entraient, en Amérique en forçant les frontières, ces milliers d'êtres dont personne ne veut à sa table ne sont pas nés pour errer dans le désert ni pour risquer leur vie sur une embarcation douteuse ou en se jetant sur des barrières en fil de fer barbelé. Ils ne sont pas nés avec la malédiction dans les gènes ni avec un destin voué au malheur.
Ils ne sont pas invités, et pourtant ils sont là : nous sommes tous des Africains, disent des Albanais, des Maghrébins, des Indiens, des Pakistanais, des Philippins...
La planète vacille, et le monde se contente de colmater la peur et d'encourager le repli. Des frontières se ferment, on parle d'invasion, on cherche à ouvrir des camps de rétention en Libye, des espaces où seront parquées les ombres de cette immigration sauvage, pas si clandestine que ça, les passages se font en plein jour, on force la porte.
Notre avenir rejoindra cet enfer si rien de décisif n'est entrepris. L'Europe ne pourra plus vivre en paix et en sécurité, car le désert avance, comme si les enfants de ceux qu'on a dépossédés s'étaient mis instinctivement en route vers les pays du Nord, là où ils offrent leur force de travail. Mais la peur brouille les repères et on incrimine les victimes d'une situation aggravée par la mondialisation.
Refouler ces hommes et ces femmes, les abandonner dans le désert ou même les raccompagner chez eux ne résout pas le problème. Le Maroc s'est vu assigner le mauvais rôle, celui du gendarme empêchant l'Europe d'être " envahie" par ces hordes anonymes. Nous avons tous vu ces images d'un Camerounais fondant en larmes et montrant la couleur de sa peau en disant au journaliste européen : " C'est pas pareil, pas pareil."
Alors, il est temps que l'Europe regarde vers le Sud et ait assez d'imagination pour mettre sur pied une véritable politique de l'immigration, qui serait accompagnée d'un plan d'investissement dans ces pays pauvres, ou plutôt appauvris. Il faut créer une politique africaine au sein de l'Union européenne, une politique sérieuse et intègre qui fasse barrage aux intérêts particuliers des anciennes puissances coloniales, aide les démocraties naissantes et soutienne un développement vraiment durable.
Tahar Ben Jelloun est écrivain.