Jukkasjärvi (suède) de notre envoyée spéciale
Il est bientôt dix heures du soir, à Jukkasjãrvi, à quinze kilomètres de Kiruna, la ville la plus septentrionale de Suède. Dans la nuit des pas crissent sur la neige. Emmitouflées jusqu'aux oreilles, deux cents personnes s'approchent d'un théâtre. Elles vont voir Hamlet. Un Hamletjoué dans un théâtre de glace à ciel ouvert, par des comédiens same - les cousins scandinaves des Inuits, qui font entendre Shakespeare dans leur langue, le sami. Une folie irréelle comme seul le Nord du Nord peut en faire naître.
Etrange et saisissante vision que ce théâtre posé au bord d'une rivière gelée, dans l'espace sans fin des aurores boréales. Des braseros projettent sur la glace des éclats de lumière. Le ciel s'étend comme un voile sur la découpe des murs ciselés. Nous sommes à 68 degrés de latitude nord, au-dessus du cercle polaire. Il fait - 15°, ce 6 avril, et Hamlet se joue pour la dernière fois. Bientôt, la glace va fondre, le théâtre disparaîtra dans l'eau de la rivière qui l'a vu naître. Peut-on imaginer plus belle image d'un art voué à l'éphémère ?
LA BUÉE À LA BOUCHEIl a fallu 20 000 tonnes de glace pour bâtir le théâtre. Pendant six semaines, vingt-cinq constructeurs se sont activés, découpant les blocs dans la rivière. C'était au cur de l'hiver lapon, quand la nuit ne laisse au jour que deux heures de répit. Il a fait jusqu'à moins quarante.
C'est à Rolf Degerlund qu'on doit le théâtre de glace. Après avoir dirigé plusieurs théâtres en Suède, Rolf Degerlund mène une carrière d'acteur au cinéma et à la télévision. Il vit à Lulea, juste en dessous du cercle polaire, et, dit-il, " j'avais un rêve : voir la buée sortir de la bouche de comédiens, dans un théâtre qui serait la réplique nordique de celui de Shakespeare à Londres". C'est ainsi qu'est né, en janvier 2003, un Globe de glace et de neige, à côté de l'hôtel de glace de Jukkasjãrvi.
Hamlet, pour Rolf Degerlund, ne pouvait être que same : " Nous sommes ici sur une vieille terre lapone. Cela n'aurait pas de sens de jouer dans une autre langue que le sami." La troupe conviée vient de Norvège : c'est le Théâtre Same Beaivvas, de Kautokeino. Il est né de la révolte des Lapons, choqués, à l'aube des années 1980, que l'on construise un barrage engloutissant leurs terres ancestrales. Pour protester, ils ont fondé une compagnie, qui est subventionnée depuis 2002 par le Parlement norvégien same. Elle compte 45 acteurs, musiciens et chanteurs.
Onze d'entre eux ont plongé dans Hamlet, sous la direction du metteur en scène Alex Scherp. Ils ont répété cinq semaines à l'intérieur, puis trois dehors, sur le plateau du théâtre de glace, pour se préparer à affronter l'air glacial dans leurs costumes de scène : " Le plus difficile est de protéger les pieds, les poignets, le cou et la voix. Mais ils se sont entraînés mentalement. Etre ou ne pas être, c'est la question qui se pose quand on joue dans un tel froid", dit Rolf Degerlund. La première d'Hamlet, qui signait l'ouverture du théâtre de glace, a eu lieu le 9 février. Il faisait moins vingt.
Deux mois plus tard, les spectateurs se munissent, avant d'entrer dans le théâtre, d'une couverture de survie d'un beau gris métallisé. Puis la procession valeureuse monte les marches et s'assied sur des gradins de glace, face à la scène. D'en haut, la vision de ce public encapuchonné semble sortie de l'imaginaire de Romeo Castellucci : des têtes dodelinantes sur des corps sans bras ni jambes, veilleurs de bout du monde.
UN SPECTRE DE CRISTRALAu-dessus d'eux, le ciel, avec une Lune si basse qu'elle semble accrochée au manteau d'arlequin. En face d'eux, la scène, avec deux trônes de glace. Le rideau est invisible, bien sûr. Il se lève avec la musique mystique et grave qui introduit une scène dont Shakespeare a fait l'économie : les funérailles du vieil Hamlet. A la lumière de torches, Gertrud, Claudius, Polonius, Ophélie et Hamlet accompagnent le corps, un gisant de glace à qui le feu est mis. Union sacrée et sacrilège : les flammes mangent la glace, qui fond sous leurs assauts, laissant un spectre de cristal qui disparaît dans le mur de la scène, où les ossements de visages nous regardent.
Si tout Hamlet était de cette veine, les comédiens de la troupe same pourraient tenir leur pari : " prouver qu'ils sont des comédiens comme les autres, qui peuvent jouer Shakespeare", comme le dit Rolf Degerlund. Mais la mise en scène d'Alex Scherf les éloigne vite du spectre du vieil Hamlet, pour les engager dans une gentille histoire, éclairée par de redoutables lumières fluo, où le jeune Hamlet a bien du souci. Hamlet a le visage glabre et les épaules rentrées. Mais quand il dit : "Eallit dahje ii eallit, das dat jerro", un souffle passe. "Etre ou ne pas être, telle est la question", en sami comme dans toutes les langues de la Terre.
Et puis, il y a l'éclat sublime des costumes dans l'écran diaphane de la glace, le chant de la langue sami, les visages des acteurs raidis par le froid et "la buée sortant de leur bouche". Tout cela fait d'Hamlet sinon du théâtre, du moins une expérience. Immobiles dans leurs couvertures, les spectateurs ont le recours du spectacle du ciel quand faiblit celui de la scène. A l'issue de la représentation, une salve d'applaudissements molletonnés fait ploc-ploc-ploc dans la nuit lapone. Rolf Degerlund monte sur scène. Radieux, mains nues. "Au printemps, j'irai voir la rivière et je lui dirai : merci beaucoup, à l'année prochaine."
L'année prochaine, ce sera Macbeth. Première le 27 janvier, quand la rivière gelée aura redonné vie au théâtre de glace de Jukkasjãrvi.
Brigitte Salino
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