galileo
n'en finit pas de prendre son envol. Le projet européen de radionavigation par satellite est comme un albatros : il est d'une telle envergure, si ambitieux et fécond de retombées commerciales, qu'il est comme empêtré par sa taille. En dépit de son élan, il ne parvient pas à décoller. Galileo a pourtant tout pour réussir : une volonté commune des Européens d'acquérir leur autonomie et leur indépendance par rapport à l'Amérique dans un secteur stratégique aux formidables potentialités, un savoir-faire indéniable de l'industrie européenne, et surtout, plus qu'il n'en faut, des concours financiers pour assurer la réussite du projet.
Curieusement, c'est le succès attendu des innombrables applications civiles et militaires de Galileo qui retarde le lancement définitif du programme. Les pays européens se disputent pour obtenir une part plus avantageuse de la poule aux ufs d'or ! Or le temps presse. Pour conserver les fréquences qui lui ont été attribuées par l'Union internationale des télécommunications, un premier satellite doit être mis en orbite avant fin 2004. Pour ce faire, la construction doit démarrer en mai prochain, ce qui suppose un accord définitif au sein de l'Agence spatiale européenne (ESA) avant la fin du mois d'avril.
Celle-ci est l'un des deux actionnaires, avec la Commission européenne, de l'"Entreprise commune" chargée de gérer le projet pendant la phase de développement (jusqu'en 2005), qui comprend la mise sur orbite des premiers satellites. Le financement de cette première étape sera assuré par une somme de 1,1 milliard d'euros, à parts égales entre les deux actionnaires. Si les fonds communautaires sont disponibles, les 550 millions de l'ESA ne peuvent être débloqués qu'à l'unanimité de ses membres, une condition qui n'est pas réunie.
Pendant longtemps, les Européens se sont heurtés à un tir de barrage des Etats-Unis, qui ont utilisé toutes les facettes d'un formidable lobbying pour conserver le monopole dont ils jouissent dans le secteur du positionnement par satellite, avec le GPS. Ce dernier, ont-ils argué, est gratuit. Galileo, en effet, sera payant pour ses utilisateurs les plus exigeants.
Les divergences intra-européennes se sont exprimées à cette occasion, les Britanniques, les Néerlandais, les Autrichiens et les Danois se ralliant au point de vue américain. Puis l'unité des Quinze s'est faite, chacun prenant mieux conscience de l'enjeu : Galileo, c'est la perspective de créer à terme environ 150 000 emplois et de générer quelque "10 milliards d'euros de revenus par an à l'horizon 2010". L'investissement total sera de 3,4 milliards d'euros. La somme est importante, mais relativement, puisqu'elle est égale au coût de construction de 150 kilomètres d'autoroutes semi-urbaines.
Aujourd'hui, si le Pentagone n'a pas complètement baissé sa garde, l'administration américaine s'est faite à l'idée d'avoir à composer dans l'avenir avec un rival, et elle s'est déclarée prête à travailler à l'indispensable interopérabilité entre les systèmes. Cet obstacle presque contourné, les Européens auraient pu crier victoire, s'ils n'avaient succombé à leurs discordes intestines.
L'Allemagne et l'Italie ont ferraillé pour accroître leur montant d'investissements, contestant la répartition initiale de 17,5 % octroyée à chacun des quatre pays du groupe de tête (Allemagne, France, Royaume-Uni et Italie), et réclamant une "rallonge". La Commission européenne a de nouveau tiré la sonnette d'alarme : l'Europe ne peut se permettre de remettre en cause une aventure industrielle et technologique aussi prometteuse que le furent, en leur temps, les programmes Ariane et Airbus, ou la téléphonie mobile dans les années 1990.
Le 28 mars, Berlin et Rome, conscients des risques, se sont finalement ralliés au statu quo ante. Ce faisant, ils ont laissé le champ libre aux revendications de l'Espagne : s'estimant maltraité, Madrid a exigé que sa contribution passe de 7,5 % à 10 %. Si tel était le cas, a alors prévenu la Belgique, Bruxelles demandera que sa part progresse de 4,5 % à 5,5 % ! Cette surenchère en cache une autre : en principe, le siège de l'"Entreprise commune" sera transféré de Bruxelles à Munich, les Allemands étant, en outre, maîtres d'uvre dans le segment spatial.
Les Italiens, qui sont les seuls à pouvoir produire rapidement les premiers satellites (in fine, en 2008, la "galaxie" Galileo en comptera trente), conserveront la maîtrise du montage, tandis que les Français auront le premier rôle pour les stations au sol et les Britanniques sur le système d'antennes. En principe. Car cet enjeu commercial suscite tellement de convoitises que l'accord entre partenaires industriels paraît fragile.
Galileo semble ainsi symboliser jusqu'à la caricature les atermoiements de la construction européenne : les Quinze sont capables d'imaginer le plus ambitieux projet technologique de l'Europe depuis des décennies, de réaliser leur unité malgré les efforts des Etats-Unis pour les diviser, et ils seraient tout aussi capables de ruiner un tel potentiel pour d'égoïstes intérêts financiers.
par Laurent Zecchini