Sautant d'un taxi à l'autre, de barrage en barrage, ce chirurgien orthopédiste met chaque jour une heure quarante-cinq minutes à parcourir les 25 kilomètres qui le séparent de son cabinet. Parfois bien plus.
Il y a les bons et les mauvais jours. Ce matin-là, le flot de Palestiniens s'écoule régulièrement entre les tourniquets de fer installés sur le barrage par l'armée israélienne. Dans le sas aménagé entre deux portes, les soldats procèdent à une fouille de routine. A l'issue du parcours, le contrôle des papiers se déroule dans le calme, presque courtoisement. Un bon jour à Qalandia.
Sami Assad ne boude pas son "plaisir". "Aujourd'hui, cela m'a pris dix minutes pour sortir", se félicite ce résident de Qalandia, un faubourg de Ramallah qui a donné son nom au plus important check-point israélien de Cisjordanie. "Parfois, il me faut plus d'une heure pour le franchir. Et, dans le pire des cas, personne ne passe." Mais le répit ne dure guère. Pour le docteur Assad, qui doit ouvrir son cabinet à Bethléem, le périple ne fait que commencer.
Cartable en cuir à la main, cet orthopédiste de 52 ans se presse vers l'un des taxis collectifs qui attendent, de l'autre côté du barrage. "En Palestine, on a acquis un nouvel instrument de mesure, ironise-t-il. On ne compte plus en heures ou en kilomètres, mais en nombre de check-points. De mon domicile à mon cabinet, il y en a trois." Résultat : il lui faut plus d'une heure et demie minimum pour rallier Bethléem, trois heures lorsque ça "coince" aux barrages. Il y a quatre ans, il mettait vingt minutes.
Depuis le début de l'Intifada et son cortège de bouclages et de check-points, les voitures individuelles palestiniennes ont quasiment disparu. "J'aurais pu demander un permis -de déplacement-, mais il faut le renouveler tous les mois", rapporte le médecin. Au-delà des contraintes bureaucratiques, ce quinquagénaire grisonnant à l'allure britannique refuse surtout l'idée de solliciter un permis pour circuler dans son propre pays. Cinq fois par semaine, il s'inflige donc ce parcours éprouvant, qui lui coûte 180 euros par mois. Une nécessité professionnelle autant qu'un acte de résistance à l'occupation.
Embarqué à toute allure sur les mauvaises routes qui mènent à Bethléem, le docteur Assad expose sa philosophie. "En coupant les villes les unes des autres, en construisant leur mur, les Israéliens veulent casser notre société. Continuer d'exercer à Bethléem est une réponse à cette politique. Conserver notre liberté de circulation est un combat épuisant, mais c'est notre combat."
Alors que le taxi aborde les virages pointus du bien nommé Wadi Nar - la vallée de l'Enfer -, l'orthopédiste se souvient. "En 2002 et 2003, pendant les couvre-feux, nous passions par ces montagnes, à pied."La situation est aujourd'hui moins tendue, mais la politique israélienne continue de désorganiser sa vie professionnelle. "Je ne peux jamais prévoir le jour ni encore moins l'heure d'une opération ou d'un rendez-vous. Je ne peux plus répondre aux urgences. Et imaginez dans quel état je suis pour opérer après deux ou trois heures de stress sur les routes !"
Les sourcils en bataille, le docteur Assad s'emporte doucement. "Je n'accepterai jamais cette situation. Il est inconcevable qu'un peuple interfère à ce point dans la vie d'un autre peuple. Mais je suis optimiste, ajoute-t-il. En médecine, on nous a appris que les organismes anormaux avaient peu de chances de survie. L'occupation israélienne et le mur sont des phénomènes anormaux."
Une heure quarante-cinq minutes après avoir quitté son domicile, le docteur Assad salue la dizaine de patients qui attendent depuis les petites heures de la matinée à la porte de son cabinet. A 17 heures, il sera de nouveau sur les routes, à compter les check-points.
S. L. B.