En bientôt un demi-siècle de communisme, la Chine aura mis en oeuvre quelques-uns des projets de maîtrise de la nature les plus ambitieux de l'histoire de l'humanité. Mais la foudroyante accélération de ces dernières années a changé la donne : la mondialisation de son économie, l'arrivée à maturation d'un capitalisme longtemps anarchique et artisanal et la crainte d'une surchauffe font que la question du développement durable a fait irruption dans l'idéologie officielle ; de manière assez singulière, et irréversible. Schizophrène, mais pragmatique, la Chine d'aujourd'hui est confrontée en matière d'environnement à une tâche gigantesque.
C'est peut-être la politique vis-à-vis de l'eau qui illustre le mieux l'attitude de la Chine vis-à-vis de la nature : d'abord parce qu'elle concerne le plus fondamental des besoins humains ; ensuite parce que sa gestion est primordiale pour l'agriculture, qui emploie en Chine la majorité de la population. Des siècles d'érosion des sols ont conduit, au XXe siècle, à des problèmes aigus de dépérissement des rivières (notamment le fleuve Jaune), d'inondations et de désertification.
C'est pour tenter d'y remédier que Maozedong a lancé, au début des années 1950, les premiers grands projets de barrages de l'ère communiste, sur le fleuve Jaune et dans le bassin de la rivière Huai, avec la construction de centaines de barrages en cascade et de digues. L'homme devait alors " conquérir la nature". Mao était capable d'ordonner que " se courbent les montagnes et se détournent les rivières". Avec souvent des résultats catastrophiques : un dépérissement encore plus grave de certains cours d'eau - au point que le fleuve Jaune ne soit plus que l'ombre de ce qu'il était - et quelques ratés spectaculaires, comme l'effondrement des barrages.
Les preuves les plus tangibles que cet héritage prométhéo-socialiste a largement survécu à la conversion de la Chine aux vertus de l'économie de marché, se trouvent aujourd'hui dans la continuation de deux des plus ambitieux projets de la Chine communiste : le barrage des Trois Gorges, le plus vaste projet hydroélectrique jamais réalisé, et le détournement d'une partie des eaux du Yangtze pour alimenter le nord-est de la Chine, dont Pékin. Accessoirement, ces deux projets pharaoniques ont un coût social et humain immense, puisqu'ils entraînent à eux deux le déplacement de plus de 2 millions de personnes - mais ce n'est pas, pas plus aujourd'hui qu'hier, un obstacle digne de considération.
Pékin recevra en fait dès 2007 un premier approvisionnement en eau venant de réservoirs de la province du Hebei, via un conduit de 225 kilomètres, avant que le canal sous-terrain acheminant l'eau du Fleuve bleu ne lui fournisse des milliards de mètres cubes supplémentaires, à partir de 2010. Le barrage des Trois Gorges, dont la construction a commencé en 1993, fournit de l'électricité depuis 2003. Il sera opérationnel dans sa totalité en 2009, avec 26 générateurs et une capacité de production d'électricité de 84,7 milliards de kilowattheures.
Non seulement il n'a jamais été remis en question, mais une tranche souterraine, non prévue à l'origine, et dont la construction a été bloquée au mois de janvier par la SEPA (Administration d'Etat pour la protection de l'environnement) a finalement obtenu il y a quelques semaines le feu vert pour sa prolongation. Que la SEPA ait pour la première fois tenté de jouer son rôle de contre-poids, en bloquant, au côté de celui du Yangtze, trente grands projets à travers le pays, est certes révélateur d'une volonté réelle de la part des dirigeants de tenter de prendre la mesure du formidable passif écologique de la Chine.
Mais on en constate aussi les limites : les amendes prévues par la loi sont tellement minimes que la plupart des projets concernés ont continué à fonctionner comme si de rien n'était. Et pour ceux qui ont accepté l'injonction de l'agence gouvernementale, la suspension a été de très courte durée : en sous-effectif, la SEPA ne pèse tout simplement pas assez face aux enjeux desdits projets, aussi bien pour leurs promoteurs - sociétés d'Etat ou privées - que pour leurs commanditaires : les provinces, lancées dans une quête frénétique de sources d'énergie.
Si la protection de l'environnement fait en théorie partie, depuis la fin des années 1980, des politiques prioritaires du gouvernement, c'est depuis la fin des années 1990 que la prise de conscience a eu lieu. L'ancien chef de l'Etat Jiang Zemin, à la fin de son règne, et surtout le président Hu Jintao avec la nouvelle équipe au pouvoir, se préoccupent plus de l'aspect qualitatif de la croissance et d'un développement équilibré. La Chine, qui accomplit une révolution industrielle d'une ampleur jamais encore égalée, croît à plus de 9 % par an, et sa consommation en énergie entraîne des déséquilibres de plus en plus préoccupants : pénuries d'eau et d'électricité, épuisement des ressources, gaspillage, et, bien sûr, pollution généralisée.
Désormais, le concept de développement durable a la part belle dans les médias chinois, mais aussi lors des congrès annuels de l'Assemblée consultative du peuple. Outre des moyens élargis en faveur des ministères concernés, le gouvernement chinois tente de mettre en place divers programmes : si leur efficacité reste à prouver, ils remplissent un rôle pédagogique indéniable auprès d'une population encore peu sensibilisée au problème.
C'est le cas, depuis le début de l'année, du projet de " PIB vert" : une dizaine de villes, dont Pékin, se prêtent déjà à l'expérience. Il s'agit de déduire du calcul de la croissance les effets néfastes du développement sur l'environnement.
Depuis quelques années, des ONG écologistes, telles qu'Amis de la nature, Village global de Pékin et Bénévoles pour une Terre verte (Friends of Nature, Global Village of Beijing et Green Earth Volunteers) sont davantage écoutées, même si elles restent très encadrées par le gouvernement. La Chine collabore beaucoup plus que par le passé avec les organisations internationales, tel le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), et s'ouvre, mondialisation oblige, aux experts du monde entier.
La promotion du développement durable sert aussi les objectifs du gouvernement : freiner à tout prix une croissance qui s'emballe. C'est l'ébauche d'une conscience macro-écologique, qui devrait, à terme, faire pendant à l'hubris des cinquante dernières années.
Mais la Chine est confrontée à une tâche d'une ampleur rare : la boîte de Pandore ouverte par l'économie de marché, en termes de micro-écologie, si l'on peut décrire ainsi les comportements individuels des acteurs économiques, du consommateur à l'entreprise en passant par les municipalités : ceux-ci sont la cause de centaines de milliers de " mini"-désastres écologiques, dont la presse chinoise a très rarement l'autorisation de se faire l'écho.
Brice Pedroletti